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Ubik - Philip K.Dick
par Patrick Cintas

UBIK
de Philip K.Dick (1969, USA)




- Hé ! Joe, mon vieux [...] ouvre-nous !

- Mets une pièce dans la fente à ma place, dit Joe. On dirait que le mécanisme est détraqué de mon côté.



À la fin de ce qui est sans doute le meilleur roman de science-fiction de l’après deuxième guerre mondiale, Joe Chip, l’homme qui n’a pas les moyens d’ouvrir les portes (ce n’est plus gratuit en 1992), pose les deux questions auxquelles on n’a pas encore répondu :

-
Qu’est que c’est UBIK ?

- Qui a inventé ça ?



Pléonasme ?


Nous savons bien, nous, lecteurs, qu’UBIK est une invention littéraire et que son inventeur est l’auteur même du livre. Pourtant, à la réponse alambiquée qui prétend expliquer la nature de l’atomiseur en question (un "ionisateur négatif portatif"), le même Joe Chip rétorque que "parler d’ions négatifs est un pléonasme" (tous les ions sont négatifs, ajoute-t-il au cas où le pléonasme ne recouvrirait pas encore une réalité aussi prépondérante que la physique quantique). La deuxième réponse, plus rapide, nous confirme l’existence de semi-vivants (morts en attente de disparition dans une autre invention de Dick : les Moratoriums) et d’un stock limité d’atomiseurs UBIK. Voilà pour le ton du roman. Pour sa profondeur aussi. Le temps, c’est décidé, est un moyen d’explorer le passé, un passé où UBIK n’a été qu’un très ordinaire baume de guérisseur. L’enfance d’une société qui s’adonne au jeu dangereux de l’offre et de la demande. Don d’ubiquité.



Trois décennies


Dick est né en 1928 à Chicago et il est mort en 1982 au moment où la gloire l’atteignait avec la sortie imminente du film de Ridley Scott, "Blade Runner", inspiré d’un roman, "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?" Trente ans d’écriture, j’allais dire : seulement. Trois décennies à peu près exactes :

- les années cinquante, où il est encore, avec sept romans que personne ne veut publier (ils le seront après sa mort, noblesse oblige), un écrivain de la beat generation et où il choisit d’écrire parallèlement une science-fiction assez traditionnelle mais déjà marquée par le peu de réalité ; "Loterie solaire" ouvre le ban avec l’intrication obscure de deux récits en contrepoint, peut-être à la manière des "Palmiers sauvages" de Faulkner ;

- les années soixante, entièrement consacrées, avec une abondance de textes qui ne nuit presque jamais à la qualité littéraire, à une science-fiction qui s’éloigne des canons de la pulp-fiction et qui se termine en apothéose avec UBIK ; on ne sait plus si le flux textuel est conditionné par un souci alimentaire ou s’il relève d’une nature littéraire capable désormais de s’imposer à l’homme ; impossible d’attribuer les parts de responsabilité à l’une ou l’autre de ces données strictement personnelles ;

- les années soixante-dix, celles d’une littérature américaine qui renoue avec ses grands moments, où Dick s’adonne à une science-fiction qui ne doit plus rien à personne et dont la lisibilité passe par la pratique forcenée de la philosophie ; Goethe envahit "Substance Mort" dans sa langue originale et "Siva" devient illisible sans rien perdre de la profondeur promise dès les premières pages.



Contemporain
de tout le monde



L’être et le néant


Avec Dick, au-delà même du divertissement consistant à chambouler un peu les habitudes imaginaires et de l’invention de mots porteurs d’une réalité apodictique (réplicant, blade runner, moratorium, ubik, precrime etc.) on revient toujours au bord de l’abîme qui renvoie la question littéraire en écho. Hurlez au bord de ce néant et les réponses commencent à se constituer en canon (occidental, dirait Harold Bloom). Dick, écrivain du premier jet (cinquante romans, près de deux cents nouvelles) et homme en phase avec son temps de connaissance fébrile et de gestes fous, a écrit des chefs-d’oeuvre avec les techniques en usage dans le monde grouillant de la littérature universelle de son siècle.



Jeux
et figures


Une première manière consiste à répondre à une question-jeu qu’en américain on susurre : "whatif", autrement dit : qu’est ce qui se passerait (il faut que ça passe si c’est un roman qu’on écrit) si... Si le temps (uchronie), si le lieu (utopie), si le personnage (nouveau roman par exemple), si l’écriture (surréaliste, autre exemple). On appelle ça aussi jouer avec (ou mettre en jeu selon le vocabulaire oublié de la fin du siècle en question) les instances du texte. Toutes les variations et les nuances nous ont été proposées autant par les génies de l’exercice littéraire que par leurs imitateurs et autres profiteurs du temps qui passe. Que restera-t-il des dialoguistes distingués du néant de la conversation, des histoires sans queue ni tête ou à dormir debout, des généalogies tournoyantes comme les péchés de la chair et de ces lieux où le dernier écrivain devient le personnage de sa propre création dans un étourdissant manège autobiographique ? Tout sans doute, c’est à dire l’essentiel. Il y a des chances pour que les whatif de Dick soit placés au premier rang des exemples à suivre malgré l’épuisement évident de la source de tant d’inspiration. L’imagination s’est trop nourrie du conditionnel pour que la mémoire, agissant comme toujours en moteur des pratiques, oublie ce qu’elle doit à la vague déferlante du roman moderne.



Exercice de l’idée



Passage à l’idée


Dans le genre whatif-temps (le plus en vogue parce que l’horloge est un instrument à peu près aussi facile à dérégler que le sexe), Dick a généré un "Maître du Haut-Château" (son chef d’oeuvre au goût de certains) où il est répondu à la question de savoir ce que serait le monde contemporain si les puissances de l’Axe avait gagné la Deuxième Guerre mondiale. UBIK, pourtant, ne joue pas avec les instruments de mesure. C’est un peu plus compliqué, presque inexprimable, inachevé. Ça court le risque littéraire… Que se passe-t-il dans (ou
avec) ce roman ?


Qui a eu cette bonne idée ?


La pratique moderne du roman nous enseigne une autre manière de construire l’improbable sans revenir aux stériles recherches du passé : c’est avoir une idée. On connaît les déclarations de Dick qui, définissant une bonne fois pour toutes le roman de science-fiction, indique que c’est d’abord et obligatoirement une bonne idée. On pourrait prendre cette déclaration, surtout dans le cadre étroit d’une interviou où elle vise un public convaincu, pour une boutade destinée à provoquer les auteurs qui manquent de ressources intellectuelles. Mais la réponse de Dick, homme profond et méticuleux malgré les apparences d’une aventure personnelle de type psychoïde, contient quelque chose de plus évident. Sur quoi est construit un livre aussi "réussi" qu’UBIK ? Qui n’a jamais eu l’idée qui structure jusqu’à la moindre trace d’ironie destructrice de ce texte lisible et incompréhensible ? Voici cette idée :


Un groupe de personnages, télépathes la plupart (nécessaire si on accepte l’idée plus banale d’une régression) est victime d’un attentat. L’un de ces personnages est tué. Hors, tandis que les autres assistent au recul du temps, le mort, s’exprimant à travers l’opacité des murs et autres éléments d’un décor rétro, livre ce message pour le moins obscur : Je suis vivant et vous êtes morts ! La voilà, l’idée, originale et surtout contenant toutes les possibilités narratives (péripéties en termes romanesques) dont un auteur a besoin si son existence textuelle est aussi certaine qu’il le désire. Remarquez que les variations (du type : Je suis mort et vous êtes vivants) n’inspirent pas l’imagination avec autant de promesses.



Entre
les vivants et les morts, inventez le "joint" !


Cette révélation (Je suis vivant et vous êtes morts), du point de vue de ceux qui reculent, est exprimée par un semi-vivant qui agit, si l’on peut dire, depuis sa case cryogénique du Moratorium. Si on croit plutôt à ce que celui-ci prétend révéler, ce sont des morts (le nous renvoyé par les murs) qui sont aspirés par le passé. Cet étirement non-géométrique est un texte dont je n’ai rien dit en regard de ce qui reste à en dire, me limitant ici à conclure froidement que c’est aux États-Unis que Racine a fait école ! Racine n’est-il pas en effet celui qui a écrit le meilleur roman possible de son époque charnière ? Le tour (de force, dirait Faulkner) est joué.


D’où les questions maintenant moins innocentes de Joe Chip sur la nature d’UBIK et sur ses inventeurs.


Rappelons-les : qu’est-ce qu’UBIK ? Et qui l’a inventé ? Car il s’agit de vérifier l’hypothèse qui vient de traverser le mur infinitésimal qui sépare la vie de la mort. Qui, saisi de s’interroger sur une pareille allégation (Je suis vivant et vous êtes morts) n’en ferait pas autant ? L’atomiseur UBIK exerce un pouvoir véritable sur ce qui vous arrive (le recul dans le temps au prix d’un épuisement de votre solde vital équivalent à celui de votre compte bancaire ; une sorte d’échéancier à rebours). Pauvres nostalgiques des cucuteries de l’enfance ! On vous vend de la merde ! L’écrivain serait-il le seul vivant dans ce monde de morts qui croient dur comme fer que la vie leur appartient ? Est-il l’inventeur de ce qui vous retient dans le temps présent ? Quel est son pouvoir de divination ? Son importance historique ? L’humour de Dick n’a rien de cocasse. Heureusement pour la littérature.



Jory


Au fond de ce qu’il faut bien considérer comme un cauchemar littéraire (riche parent du Procès), l’incroyable Jory, mi-bête mi-enfant, agite la surface de la conscience avec un doigt habitué à la formation des vortex, histoire de désorienter les petits poissons que le récit nous a rendu familiers. Pire qu’Odradek et plus probable que Chucky, il lésine dans une autre marge moins accessible au commun des mortels, niveau de conscience purement expérimental qui sépare infiniment la semi-vie de la mort. À cet endroit précis de l’imaginaire, Dick a placé le seul monstre de son histoire - et il a fallu que ce fût un enfant. Affamé, parfaitement égoïste et cruel par conséquence, il représente peut-être ce qu’on peut s’attendre à trouver dans la zone entropique de la semi-vie, une sorte d’anti-enfance, de négation parentale, de traversée d’un miroir sans réflexion et sans profondeur, une horreur tellement concrète que sa destruction par le texte paraît peu probable. L’homme, pris au piège de sa réflexion sur les états de l’homme, et malgré une solution imaginaire digne d’attention, revient inexorablement aux sources sulfureuses de ses premiers pas et accompagne l’être ainsi créé dans son aventure destructrice du bonheur. Jory joue avec ce qu’il a été, peut-être, et il devient cruel comme un despote, uniquement par nécessité. Un beau personnage qui vit sa crise d’identité en parfaite coexistence avec UBIK lui-même. Il achève le roman sur une idée nouvelle de la circularité. Yung n’est pas loin.



Vers une mort intérieure


Les
nus et les morts


Il semble que Dick prenne le prétexte de la science-fiction pour transporter la vie (un bien précieux mais qui n’entre pas dans les considérations mercantiles du code civil et que le pénal n’envisage que dans une perspective répressive) dans un autre espace-temps : c’est la tentation facile du vacancier, celle plus fragile du voyageur et c’est surtout le trajet indicible du fou. Nous n’avons guère le choix : les employés et les employeurs vont en vacances (et inversement), les marginaux font des voyages dans le monde réel et les fous s’aventurent sans le savoir dans les régions obscures de la connaissance. On voit mal l’écrivain hésiter trop longtemps devant ces possibilités.



Le
ticket qui explosa


En relisant Dick, j’ai songé plus d’une fois à Baudelaire, à ses personnages, à ce dépassement dans l’immobilité, à l’encerclement qui est le symptôme le plus caractéristique de l’anormalité que les temps modernes qualifient plus volontiers d’exclusion, sociale de préférence parce que c’est à ce niveau de la conscience humaine qu’on possède les instruments de mesure les plus efficaces. Dick n’exprime rien de plus que Kerouac ou Burroughs. Il finit seulement par s’exprimer mieux. Le dernier fragment d’écriture ("La trilogie divine") contient des romans qui n’ont plus grand chose à voir avec la science-fiction. Dans une certaine mesure, ils rejoignent les livres écrits (et non publiés en leur temps de menace permanente) pour concurrencer les anges noirs poussés par une critique superficielle mais de bon goût sur les sentiers de la gloire. Un effort de synthèse en quelque sorte. Dick a réussi à n’être l’employé de personne et s’il n’a finalement pas sombré dans la folie, il ne s’est jamais résolu à entrer dans la peau saumâtre des voyageurs en ballon. Ce fut la tragédie des beatniks, ce risque incessant, pointe de flèche menaçante non par sa géométrie ni sa balistique mais tout simplement parce qu’elle est empoisonnée. On en est bien loin avec la mode du neuromancien qui affecte la moindre production hollywoodienne depuis vingt ans. Le décor et l’action y ratiboisent l’importance des ubiquités dans l’imaginaire des piétons de la culture.


Patrick
CINTAS
05/2003

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