par Jean-Paul Gavard-Perret
La
Derade
Jean-Claude Hauc,
Les
Eaux Noires, Cadex Éditions,
Montpellier,
84 pages, 12,50 Euros.
Axé sur l'histoire
du narrateur, la fiction échappe pourtant au piège de
la simple explication psychologique. On est ailleurs, plus profond
sans que pour autant Hauc nous livre un roman d'analyse. Les
évènements retenus ne sont là que pour montrer
l'errance d'un personnage au prise avec des démons dont on ne
saura - et c'est tant mieux - pas grand chose. Le récit se
suffit à lui-même par sa construction en puzzle
afin d'illustrer une descente, une perte de repère.
Ainsi
le Père et l'Amant - en dépit de ses « conquêtes
» (mais peut-on employer un tel mot ?), se réduisent peu
à peu à l'ombre d'eux-mêmes. Il n'existe rien
pour les sauver. La structure socialisante qui parfois évite
la complète déchéance ne va servir qu'à
l'aboutissement du chais final. Exit donc le Père (la Loi),
exit le mâle (le Phallus): ne reste que ce retour en des eaux
amniotiques qui ont « simplement » perdu, au fil du
temps, leur caractère lustral. Ne reste plus que cet
enfoncement dans « une mare d'eau puante », dans le
ventre d'une vase-mère qui jette l'être hors de temps et
« du devoir d'être un homme » mais qui aussi - et
en conséquence - le retient à elle comme s'il n'en
était jamais sorti.
Ce roman est donc celui d'une
capitulation programmée, d' une longue désespérance.
Hauc n'a pas besoin de mettre les points sur les i. La composition
même de la fiction, son feuilletage, les plis et replis de ses
strates permettent de s'enfoncer par delà les évènements.
Et les fuites en avant, les recours (comme disait une vieille chanson
de Constantine et pour faire simple « cigarettes, whisky et
petites pépés ») du narrateur demeurent
autant de moyens inopérants de ne plus penser (du moins de te
tenter).
Ne reste alors que le
saut final qui clôt cette tragédie de manière
autant symbolique que réaliste, là où le corps
devient coupé de lui-même en un jeu du désir
délétère qui n'ordonne aucune levée des
énigmes. L'homme se retrouve sectionné de son
jaillissement comme s'il n'était jamais né, comme s'il
n'avait jamais pu devenir ce qu'il croyait être ou représenter.
A ce titre son donjuanisme n'est qu'une forme larvée de sa
déchéance, une pauvre apparence d'une estime de soi
perdue depuis toujours.
Chaque moment des « eaux noires
» porte ainsi son morceau d'énigme sans qu'aucun mystère
ne soit levé. L'homme ne peut que tourner sur lui-même :
à la fois le sujet qui répond au Sphinx et supporte le
poids de ses instances. Ne
subsiste que ce qui constitue le coeur du livre : un redoublement de
l'absence. La fiction ne sauve rien : elle enfonce
au contraire. Entre gratuité de certains jeux
sexuels et gravité de l'enjeu demeure cette recherche de
l'identité impossible au coeur d'une forme de culpabilité
qui dépasse celle d'un « crime ». Dès lors
rien n'est possible, rien ne peut avoir lieu que le "lieu"
où la fiction finit par plonger, où l'eau devient la «
noire soeur » (Beckett) de celui qui s'y abandonne.
Un
tel roman n'a donc rien à voir avec le tout venant
littéraire. Il représente même son
"hors-champ" là où il n'y a plus de place
pour l'autre car il n'y a même pas de place au « même
». Il s'agit clairement d'en finir avec les buts car la fiction
ne peut plus lutter contre la dépersonnalisation et pour
l 'hypothèse de quelque chose de l'ordre du possible. Ne reste
que le « désoeuvrement », la seule possibilité
est celle de la mort au nom de celle que l'on donne et qui nous a été
donnée. Cette seule exigence entraîne des conséquences
ultimes que la structure même du livre souligne.
Le roman est donc celui du plus paradoxal accomplissement de la lucidité d'un homme qui a su renouer avec son élément irréductible, souverain et premier. Tout tourne ainsi autour de la question de l'être par celle de l'oeuvre, de leur nécessaire « négation ». L'écriture même crée une rupture et une ouverture : elle devient la manifestation effective du rapport qui signifie l'impossible, elle reste en conséquence au plus près du mystère de l'être, de son rapport à lui-même, aux autres, aux mondes et de ce qui dans ces rapports demeure opaque et ne peut se saisir.
Jean-Paul
Gavard Perret
10/2003