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L’interdit que je me pose - Marguerite Duras
par Jean-Paul Gavard-Perret

Marguerite Duras

Marguerite DURAS
"ça cinéma" ou l'oeil bandé / "L'interdit que je me pose, le film"
(M. D. préface au Navire Night")



Ravir, être capturée, être prise, dépossédée, la peur de l'image, le désir de l'image c'est ce qui traverse l'oeuvre cinématographique de Marguerite de Duras dont deux des films marquent des points limites : Son nom de Venise... et Le Camion. Deux films incontournables qui seront suivi, selon les mots de l'auteur et réalisatrice d'un "échec" (Le Navire Night) et de trois "désastres" (Césarée, Les Mains Négatives et Aurélia Steiner) non sur le plan du succès (bien qu'il soit resté à ce jour confidentiel) mais parce qu'ils marquaient la fin d'une aventure cinématographique entièrement vouée à la destruction de ce que Barthes appelait le "filmique" et que l'on pourrait résumer d'une formule moins laconique : lanarration par l'image.

Certes, on croit d'abord que, chez Duras, l'image est au centre de l'histoire, des histoires. Mais c'est l'inverse qui se passe et l'impossibilité à mettre l'image au centre de la narration filmique finira par faire capoter - en 1979 à la suite d'Aurélia Steiner - l'entreprise cinématographique. D'une certaine façon chez la réalisatrice de La Femme du Gange, il n'y a pas d'image cinématographique et bientôt il n'y aura plus de telles images - d'où le rejet fort compréhensible de la version Annaud de L'Amant..

Pourtant, pendant une longue période Duras aura cru à la magie de cette image ou plutôt à cet ersatz d'image qu'elle aura tenté de laisser émerger. Reste à savoir ce que ça cache, quel sens donner à ce qui reste d'image, à ce qui, au centre du dispositif pourtant iconographique, n'est plus centre mais, dans Son Nom Venise, bordure, absence et dans Le Camion pure didascalie, pur commentaire, débordement, "comment-taire" de ce qui n'est pas ou de ce qui ne pourra pas être.

L'image reste ainsi en attente, en assise, en instance de désir avant le renoncement (logique) de l'auteur pour un tel art de représentation. Rien ne passe, rien ne peut se passer ou presque dans l'image durassienne. Mais c'est bien ce presque qui demeure, qui semble tout emporter sur son passage, tel un typhon mais, en même temps tel un barrage, ou une mise en abyme et un écart.

Face à l'éblouissement, à la nécessité fatale, tragique de la représentation demeure ce nécessaire travail de résistance. L'image se transgresse, passe par la bande. Dans Son nom Venise par exemple (mais on pourrait en dire tout autant et bien plus du Camion) ne reste que cette sonate tue et creuse, ce crime perpétré contre la représentation.

Car il il s'agit bien d'un crime. Mais à qui ce crime profite-t-il ? Apparemment à personne puisque personne n'a su l'exploiter (repartir de là où Duras l'a prématurément laissé), personne n'a su rebondir dessus comme Duras elle-même avait su rebondir sur les images de Resnais au moment où il était encore un cinéaste qui avait quelque chose d'intéressant à dire, à montrer.

Sans descendance Duras aura pourtant permis une avancée d'importance. Il s'agissait pour elle de construire une autre image autour de l'image attendue, de l'image-psyché, de fomenter l'absence de l'image - en tant qu'image soi-disant pleine - pour ne plus s'abandonner, à travers elle, au pseudo désir, à la feinte du montrer. Il s'agissait en effet pour elle de montrer moins pour voir mieux et d'une certaine façon moderato cantabile., en "mettant la caméra à l'envers, en filmant ce qui entrait dedans, de la nuit, de l'air, des projecteurs, des routes, des visages" (Préface au Navire Night) jusqu'à ce que tous les ingrédients habituels à la "suture" et à la saturation cinématographiques disparaissent.

Reste ainsi ce nécessaire (in)accomplissement. Consumer l'image sans se consommer en elle - la première des règles durassiennes. L'image n'est pas seulement nue elle est dévoilée. Elle "dit" qu'il n'y a pas de la réalité, pas plus que son fantasme. Donc elle dit de ne pas (se) construire autour de l'image, pour ne pas y entrer, afin que demeure juste cette fin de non recevoir. En pure perte (l'absence inscrite en elle non pour s'arranger mais pour faire l' "affaire ".

Il faut ainsi foncer, plus loin pour casser l'image qui feint de montrer, de dire, pour montrer son mensonge en une sorte de récit évidé de l'objet et ce au conditionnel passé - pas au futur antérieur : une manière - la seule peut-être - de renvoyer le voyeur à sa misère, à sa déception même puisqu'il ne peut même plus bander. Ce n'est plus lui qui bande car son oeil est bandé. Reste le dépouillement, pas le nu. reste cette pornographie de la pornographie, cette transgression de la transgression, l'ébranlement des certitudes autant celles du fantasme que de la réalité et du dispositif cinématographique. Seconde mise en abyme, seconde mise au tombeau.

Ne reste que ça, toujours : " l'image sans forme simplement incomparable ". Reste la petite (pute), la grande (misère). Le lieu où le bât blesse. Exil de l'image, de celle qui montre, qui raconte. Écart, écartement. Exit du regard en cette annulation qui annule le désir de se retrouver, d'être dedans : une nouvelle fois perversion de la pornographie. Duras ne fait pas l'amour à l'image, elle ne fait pas dedans, mais autour. Elle ne montre pas, elle dit. Sans dire pourtant : qui voit qui ? Qui fait quoi ? Comment dire ? Et dire quoi ?. De l'image vidée surgit non une évidence mais un évidement : il ne s'agit plus d'exciter mais d'épuiser, par le pliage, le feuilleté. N'offrir au regard que l'image "blanche" pour aller au delà du regard. Voir dans le fond, par transparence - pas par effet de miroir. Cela sans fin ou plutôt avec une fin obligatoire : voir comment ça passe (pas comment ça se passe) ou comment ça ne passe pas, puis, tourner la page.

Mais avant d'en finir il y aura eu effraction, interstice. Dévoilement déplacé. L'¦uvre n'est fait que pour ça. Alors, quand le désir de l'image pointe, un mouvement inverse lui fait barrage au nom de cette frayeur de tomber dedans en se faisant " mettre ". Aussi, pour s'en tirer (sans tirer ou se faire tirer) se charger d'attente avant que d'en finir. Par peur du glissement ce raidissement. On ne peut mariner dans le bain amniotique de l'écran. Duras crée ainsi sa mécanique plaquée sur la feinte du vivant, crée des histoires qui ne s'exhibent plus pour dire la douleur. Le douleur (l'impossible du désir) ne se montre pas, il se sent dans cevide.

L'image alors comme une espionne dormante (la plus dangereuse) qui joue de sa virtualité constante et silencieuse. Errance programmée, dérive assumée (appelons ça faire son cinéma). Oui dérive jusqu'à ce crépuscule indépassable où au défaut dans l'image succède le défaut de l'image. Aller ainsi jusqu'au bout de l'image et au-delà de la représentation - de "ça-cinéma" , là où il manque du repère, du re-père. En effet, dans la triangulation durassienne il y a belle lurette que ce "père" a fait défaut, il brille par son absence. Dès lors ne reste que cette solution, cette feinte de triangulation, cet effacement, il n'y aura plus de place pour l'image donc au voyeur car, contrairement aux romans de l'auteur, dans son cinéma il n'y a plus le couple et un voyeur (l'amour donc à tu et à trois) mais cevertige face à l'effroi, face au vide.

Le film restera donc en suspens (pas du pas) ; ne demeure que cette chanson sans geste, cette béance qui crée la douleur et le plaisir. Demeure l'espace d'un jeu à refaire, à reprendre (celui de la scène initiale voire primitive, la seule où le père fit acte de présence - ce qu'on peut supposer, ce que Marguerite Duras tente de vérifier ?). Au nom de quoi il s'agit de reconstruire/décliner puis effacer-rejeter l'image qui n'a jamais existé, ou qui a échappé : changer ou plutôt vider l'eau debain (de révélation) pour revenir à soi.

Alors, au moment où l'image n'existe plus elle se met à dire ce que le roman cache. Passer par une autre musique, par la nécessaire l'incomplétude de cette image qui sort de son extase embryonnaire avant de retourner aux limbes ou en enfer. Il n'y a que ce rebord, ce " C'est tout " (ce que ça cache et qui finalement se dit). Ce tout qui tord sur lui-même l'image-tissu qui l'a précédé. Duras a donc su qu'il fallait tuer l'image, créer le vide - le seul moyen, de le faire résonner - sans introduire de morceau de réalité. Ainsi si Folie Duras il y a elle ne tient qu'à son suprême génie : ne jamais montrer trop pour faire penser le contraire. Et baiser le voyeur. Ainsi, Son nom Venise, Le Camion, l'extrême limite, le point de bascule, la perte du voyeur dans le lieu de sa voyance. La débandade. Le débandé. Avant son exclusion finale, avant que soit exposé et retournés les pièges qui l'avaient condamner à "ça", à n'être que de "ça".

Jean-Paul Gavard-Perret

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