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Malina - Ingeborg Bachmann
par Irma Krauss


Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet
Éditions du Seuil, 1973

Ingeborg Bachmann est morte à Rome en 1973. Consumée par le feu. Métamorphosée en buisson ardent. Embrasée de l’intérieur. Brûlée vive. Autocombustion, dit-on en chuchotant. Elle avait quarante-sept ans. C’est ainsi que je fis connaissance avec Ingeborg Bachmann, poétesse et romancière autrichienne. J’ai mis longtemps à lire Bachmann. Deux ans. Et si j’allais être dévorée par le feu à mon tour, en la lisant, pensé-je, en laissant traîner sur ma table Malina. Et pourtant, je savais bien qu’il aurait été plus simple d’ouvrir ce roman que d’en rester là : à lorgner furtivement La tasse de thé de Derain qui l’habille tout en ressassant en quatrième de couverture les mots de Amette et Mertens.

Musardant sur le net, pour tenter d’en savoir plus, sur ce phénomène incroyable, je tombai sur un fragment inouï Écrire est une sorte d’autocombustion ; les mots, les brouillons, les carnets, les notes, les bouts de papier alimentent ce brasier intérieur qui chauffe notre froide apparence. Ébranlée, je remisai ma miteuse enquête médicale, qui prenait de plus en plus des allures d’épouvante et d’esbroufe paranormale – photos terrifiantes de corps calcinés, que dis-je, des bouts de corps pulvérisés et noircis sans tronc avoisinants des monticules de cendres. Toujours est-il, que je suis partie à folle allure vers le corps de cet étrange texte qui me faisait signe – rien de paranormal là-dedans, le texte attend toujours son lecteur. Oui ! Le texte savait que je viendrais, moi la lectrice, bien sûr qu’il s’en doutait, qu’aurait-il été faire là à poireauter sous le mot autocombustion ? Je me le demande ! Aucune raison, à vrai dire, de flâner dans cette fosse gore - lui, le délicat, le lumineux. Il était venu m’appâter.

Était-il un peu las d’attendre ? Qui sait la patience d’un texte ? Il faudrait que j’aille déranger D.- lui qui écrit si finement sur l’indétermination autour des êtres, des choses - il doit bien avoir une petite, même une vague idée sur ça : après toutes ses nuits sans sommeil à jouer à cache-cache avec la page à venir métamorphosée en garrot pour l’hémorragie qui ne saurait finir.

Pour ma part, je n’en sais rien, cependant il me semble que… Mais peu importe ! Ingeborg Bachmann, l’incandescente, aurait sûrement apprécié ce texte poétique, elle qui a porté, par son écriture, l’impossibilité d’être jusqu’à s’en consumer. Brasier intérieur. Il y a de ces coïncidences, parfois ! Ah ! moins que cela soit des rencontres impossibles devenues furtivement probables. Dans le fond, on ne sait rien - on fait juste semblant de savoir - et on ajuste sa pose. Chacun vit dans sa fiction, avec plus ou moins de talent, c’est tout.

Malina est le premier roman d’une trilogie inachevée. Suivront Requiem pour Fanny Goldman et Franza publiés à l’état de fragments. Morts tel est le titre qui coiffe cette œuvre romanesque.

Malina est un monologue en ruine qu’une femme invente (?) entre les deux hommes qui partagent sa vie, sans la traverser. Elle, la narratrice, n’a pas de nom. Eux, ce sont Malina – l’homme qui vit avec elle – et Yvan - l’amant adulé. À proprement parler, on ne sait pas vraiment s’il existe ce trio. Atmosphère troublante. La narratrice évoque son mausolée intérieur.

Nous sommes à Vienne, dans le IIIe arrondissement sur la rue de Hongrie. Malina et la narratrice habitent au numéro 6 et Yvan dans l’immeuble numéro 3. Seule indication ayant une emprise réelle sur ce huis-clos de la dissolution systématique de cette femme.

La narratrice s’abîme dans le vertige du temps et de ses voix intérieures . Méthodiquement, elle ratisse les recoins de sa conscience en chute libre. S’accrochant avec véhémence et lucidité à des lambeaux de temps déchirés. Aucun espoir : demain n’existe pas.

Le fol aujourd’hui étant un mot auquel les suicidés seuls devraient avoir droit, pour tous les autres il n’a aucun sens, il désigne un jour quelconque, "aujourd’hui" justement, ils savent ce qui les attend […]. Moi en revanche, quand je dis "aujourd’hui", ma respiration se précipite, l’arythmie dès maintenant constatée à l’électro-cardiogramme s’installe, et si le tracé ne montre pas que la cause en est mon "aujourd’hui" – toujours nouveau, lui, oppressant –je peux produire la preuve saccadée de ce trouble, de quelque chose qui précède la crise d’angoisse, qui m’y prédispose, qui me met en condition.

Le passé, pataugeant, quant à lui, dans les cauchemars fangeux du troisième homme, celui de la brûlure : le père assassin. Le père incestueux. Mon père regarde par le guichet, seuls ses yeux troublent sont visibles, ils voudraient espionner mes phrases, me les prendre, mais au comble de la soif, après les dernières hallucinations, j’ai encore conscience qu’il me voit mourir sans mots, j’ai caché les mots dans le Principe de Raison qui est à jamais hors de portée de mon père, tant je retiens mon souffle. J’ai la langue pendante, mais il ne peut rien lire dessus. Comme j’ai perdu conscience, on me fouille, on veut m’humecter la langue pour y trouver les phrases écrites dessus, pour les mettre en sûreté[…]

La narratrice est écrivain. Les titres de son corpus sont révélateurs : Espèces de mort, Les ténèbres d’Égypte, Souvenirs de la maison des morts, Trois assassins, Les secrets de la princesse de Kagran (un conte qui court en filigrane dans le roman) . Elle écrit aussi des tas de lettres qui ne seront à peu près jamais expédiées : toutes signées Une inconnue. Elle a une certaine reconnaissance dans la société des lettres viennoises. A preuve, une entrevue arrachée de haute lutte par un certain Mülhbauer de la Wiener Nachtausgabe. Interview dévastateur que ce cher Mülhbauer ne publiera probablement jamais, à moins d’avoir eu en vue une situation prestigieuse - dans domaine extérieur au journalisme, de préférence.

Très amoureuse, semble-t-il, d’Yvan, la narratrice aimerait écrire un livre d’amour pour lui. Un livre uniquement de joie. Comme l’Exsultate Jubilate. Livre infaisable. Trop de tourments et d’effrois l’assaillent – pour faire naître hors d’elle cet univers. Entre elle et Yvan il n’y a que des phrases-fatigue, des phrases-injure, des phrases-téléphone… Des lots de phrases ruinées épousant des dialogues désynchronisés. Amour approximatif, tirant sa force de son impossibilité à naître. Amour-fantôme. Entre elle et Malina - celui qui apporte le calme dans l’inquiétude et l’inquiétude dans le calme - les dialogues errent dans les décombres de son être où l’air est raréfié. Le langage est un châtiment, dira quelque part la narratrice.

Univers de spectres et de revenants. Où le monde n’est personne et où personne n’est le monde. Atmosphère étouffante où le je féminin oscille constamment entre son apparition et sa disparition avec en arrière-plan une souffrance crue, dépouillée d’artifices, qui s’installe dans l’insoutenable. Un désespoir diffus, incommunicable : sans issue. Une voix féminine esseulée avec l’écho de sa folie pour l’entendre et lui répondre. Un émiettement foudroyant de la conscience.

Immobilisée la beauté, tel aurait été pourtant le lumineux désir de la narratrice.

Écriture d’une sensibilité exceptionnelle. Bel objet de tourmente. Malina raconte la décomposition psychique d’une femme, c’est-à-dire de toutes les femmes.

Costaud !

Irma Krauss

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