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Tous les Noms - José Saramago
par Irma Krauss

José Saramago

traduit du Portuguais par Geneviève Leibrich


Monsieur José, héros insignifiant de ce roman au parfum de conte philosophique, est un tout petit fonctionnaire, préposé aux écritures pour le Conservatoire général de l'état civil. Tâcheron besogneux, depuis près de vingt-cinq ans, il met à jour les archives des vivants et celles des trépassés.

Le Conservatoire, labyrinthe étouffant aux allures de cénotaphe, s'est doté d'une hiérarchie extrêmement stricte et ridiculement simple; tout un chacun est vissé scrupuleusement sur son socle – plus ou moins proéminent, moins que plus, il va s'en dire. Inexorablement, l'activité quotidienne s'y déroule à l'abri des soubresauts pouvant créer un quelconque mouvement, ne serait ce qu'un minuscule événement, tel un léger bruissement suspect de papier, tentant de fissurer cette docile colonie d'hommes minéralisés, voire pétrifiés.

Monsieur José, dans ses heures libres c'est-à-dire lorsqu'il quitte provisoirement son univers sinistre et concentrationnaire digne du ricanement glacé de Kafka, a un dada qu'il tient jalousement secret. Secret, soit dit en passant, plutôt facile à conserver puisque monsieur José est un homme tout à fait solitaire et frayant peu avec ses collègues du Conservatoire. Pour ce qui est de jalousement, on s'étonne un peu, puisque monsieur José existe si peu pour les autres et par ricochet si peu pour lui-même. Probablement qu'il serait vexé qu'on le prenne pour un pauvre type ridicule ... qu'imaginer d'autre?

Or donc, il collectionne des coupures de journaux et de revues de cent personnalités célèbres de son pays. Peu lui importe cependant la nature intrinsèque ou extrinsèque de la célébrité : elle peut être avantageuse (starlette) ou encore désavantageuse (aigrefin). Ainsi sans tergiverser et avec une guillerette opiniâtreté monsieur José, lors de sa journée et demie de congé hebdomadaire, s'active allègrement à manier ses ciseaux en évitant soigneusement toute discrimination oiseuse concernant sa collection de célébrités.

Si notre préposé aux écritures est statique dans son travail, rien de tel en revanche lorsqu'il s'agit de collectionner. En fait, sa collection est dynamique, car elle fluctue au gré de l'air du temps – incidemment comme chacun le sait une célébrité peut tomber en décrépitude du jour au lendemain sans crier garde et passer de la vénération à l'obsolescence à l'anonymat elle peut également remonter la pente de l'anonymat à l'obsolescence à la vénération - mais cela est, nous en conviendrons aisément, assez rare. Curieusement, il semble que la manie de collectionner, de notre obscur gratte-papier, s'avère un objet redoutable d'observation pour jauger et organiser temporairement le chaos jeté dans l'ordre naturel des choses avant qu'il ne retourne inévitablement vers l'entropie tout aussi naturelle des choses. Ce qui laisse notre déroutant monsieur José bien perplexe...

S'apercevant que ses personnalités célèbres subissent au gré des aléas du monde de l'imprimé de «glorieuses ascensions et des chutes dramatiques»; notre petit fonctionnaire, en collectionneur prévoyant et avisé, a commencé une sous collection de personnalités - en attente de renommée. Elles sont au nombre de quarante.

Ainsi s'écoule la vie ou l'absence de vie, c'est selon, de notre célibataire quinquagénaire préposé à la conservation et à l'organisation de la Mémoire de tous les noms et collectionneur de Renommée.

Un soir pourtant survint un événement inouï à notre préposé aux écritures. S'activant sur des recherches concernant un évêque (toujours au beau fixe), l'idée diabolique de transgresser l'interdit de l'inviolabilité du Conservatoire – de profaner cette majestueuse sépulture – surgit. Il faut dire, que notre héros insignifiant vit dans une maisonnette contiguë au Conservatoire. Autrefois, autour du bâtiment de l'état civil, se dressaient de petites chapelles qui se cramponnaient à la carcasse architecturale de ce qui fût dans des temps immémoriaux une cathédrale. Elles furent toutes démolies, sauf celle où demeure monsieur José. Privilège, certes non. Cette cellule maisonnette a été conservée comme artefact d'un monde architectural disparu.

Toujours est-il, qu'un soir, monsieur José, dans un moment de courage et d'excitation touchant presque au paroxysme décida, tout tremblotant, de pénétrer dans le sacro-saint lieu des vivants et des morts archivés en utilisant les clés prohibées; désireux de s'enquérir de l'extrait de naissance de son fameux ecclésiastique ainsi que de quatre autres certificats pour renflouer, sur-le-champ, les données de sa mouvante collection.

Deus ex machina : des cinq fiches convoitées, une sixième s'y glissera à cause de la minceur du papier. Cette sixième fiche, celle d'une inconnue de trente-six ans, fissurera et lézardera la vie ou l'absence de vie de notre préposé fossilisé.



À travers l'enquête de ce corps papier (une fiche d'une inconnue tirée du registre officiel) puis la quête de l'identité de ce corps sexué (une femme inconnue), notre héros bâtira un étrange et émouvant sentiment amoureux empreint d'un dépassement de soi (monsieur José a peur de tout autant des dragons cachés dans l'obscurité que de son chef le proéminent Conservateur).


Désormais, cet obscur et ridicule petit employé vivra dans les affres du vertige (lui qui souffre déjà de l'attirance de l'abîme) où l'ambiguïté de la vie oscille entre vérité et mensonge.

Inféodé et pusillanime employé terrorisé par le Conservatoire (et la vie en général), notre monsieur José au contact d'une passion qui le dévore, bien curieusement, découvrira l'altérité. Ainsi il se déploiera dans une superposition de dialogues avec lui-même (grâce à une pirouette de Saramago qui est le narrateur-interlocuteur omniscient), avec les choses (dialogues entre monsieur José et le plafond de sa minable chambre), avec les autres (la dame du rez-de-chaussée à droite qui sera témoin des forces telluriques qui l'habitent....), avec les morts (l'inconnue morte archivée et les archives des morts seront transbahutées dans celles des vivants du Conservatoire général de l'état civil pour que morts et contemporains deviennent une seule et même Mémoire).

Écriture aride et pourtant ébouriffante qui se dépose sur une ponctuation affolante, Tous les noms roman inquiétant et bouffon touche autant par sa tendresse claudicante que par sa sidérante détresse humaine (la déréliction, l'aliénation, la mémoire, l'amnésie).



Irma Krauss

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