23 ans !





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Le solitaire - Eugène Ionesco
par Irma Krauss

Le solitaire d’Eugène Ionesco

Mercure de France, 1973

Si l’on me demandait de faire une liste des plus grands romans de la seconde moitié du XXe siècle, Le solitaire ferait, assurément, partie de celle-ci. J’ai lu cette œuvre, la première fois, il y a plus de dix ans, et j’avais été fascinée. Force est de constater, qu’après toutes ces années, la fascination opère toujours. Quel roman stupéfiant ! le seul écrit par ce colossal dramaturge.

La relecture de ce roman tient, en fait, à l’étrangeté d’avoir été, bien malgré moi, pendant deux heures trente - le temps d’une pièce - un pantin théâtral pour un délire digne d’Ionesco.

Alors voilà ! La semaine dernière, en allant dîner, au restaurant, avec des gens charmants, j’ai été prise d’un sentiment d’irréalité que j’ai camouflé élégamment en mâchouillant ma délicieuse andouillette, et en observant, avec une nonchalance feinte, le plafond et les murs pour être sûre que tout était bien réel, et moi avec. D’où venait ce vertige métaphysique? Non pas de la conversation mais du monologue déchaîné d’une des personnes attablées avec nous. Mon épouvante épousait le verbiage catastrophique de cette personne qui parlait, pour parler uniquement. Une logorrhée torrentielle allant et ne menant nulle part. Plus cette personne blablatait, dans l’hypertrophie d’un papotage à ras des choses, pour ne rien dire ou pour que rien ne se dise, plus j’avais l’impression qu’elle se faisait aller les mâchoires, en tous sens, pour engendrer du vide sonore. Hallucinant, me disé-je, ce marathon criard de mandibules excitées quasiment sans propriétaire. Obligée de faire semblant d’écouter par délicatesse, pensé-je, quand tout à coup surgit, pour me terroriser, une petite phrase de Rimbaud Par délicatesse j’ai perdu ma vie. Inutile de dire que l’andouillette, aussi exquise qu’elle fût, commençait à passer un peu de travers, malgré ma lenteur à la déguster pour avoir quelques chose à faire sans trop me défaire. Cependant lorsque arriva enfin l’étape du dessert, celle du sorbet parfumé au melon - la vie ayant probablement pitié tout à coup de mon agonie - j’eus une révélation, et pas des moindres, je me suis aperçue que nous faisons tapisserie, nous, sous la férule de l’inquiétante mâchoire hurlante, dans une pièce inédite d’Ionesco. Ce fût comme une bouffée d’air frais, les mânes d’Eugène me faisaient signe, alors je me suis dit ça va aller, je ne me lézarderai pas, tout va reprendre de sa densité, alors j’ai bu d’un trait mon espresso qu’on venait de m’apporter et j’ai lancé avec une falote désinvolture " Et si on allait se promener un peu, qu’en dites-vous ? " Dehors, moi je marchais appuyé au bras imaginaire d’Ionesco et, ma foi, j’étais plutôt contente de cette connivence clandestine. Tandis que la mâchoire, elle, toujours active, se perdait, au loin, dans les bruits de la vie nocturne. Quel soulagement !

Quelques jours après, je courus chez le libraire pour me racheter Le solitaire - égaré dans une autre bibliothèque que la mienne. Histoire d’être en complicité, avec mon vieil Eugène, qui me soutint psychologiquement, tel un coach, pour que je ne sombre pas, sur-le-champ, dans la folie, pendant cet absurde dîner à l’andouillette. La littérature nous aide à vivre, j’en suis convaincue, puisqu’elle peut nous empêcher de devenir complètement fou, c’est au moins ça de pris, en ce qui me concerne.

Dans son roman Le solitaire (qui pourrait être aussi un conte philosophique) Ionesco met en scène un homme de trente-cinq ans, sans qualités particulières en apparence, qui travaille dans petite boîte de quelques employés. Son travail l’ennuie, il bosse un peu, mais pas trop, sauf quand le patron le menace de s’en débarrasser, alors il a un regain d’énergie de deux jours, et puis pouf ! il se dégonfle jusqu’au prochain avertissement. Ce manège dure depuis quinze ans, et ne veut plus rien dire. Il a eu quelques aventures sans grands lendemains avec des jeunes femmes du bureau. Avec ses collèges masculins, les choses se passent ni bien, ni mal, disons plutôt qu’elles sont sans consistance. Sa vie privée pourrait se résumer à des samedis après-midi où il va parfois au cinéma pour se divertir, et des dimanches empoisonnés à la pensée que les lundis succèdent aux dimanches. On apprend que sa mère s’est saignée à blanc pour lui et qu’elle est morte d’une embolie cérébrale en ayant eu soin de lui trouver ce petit emploi de gratte-papier, peu de temps avant sa mort. Sa mère aurait souhaité pour lui un poste d’envergure, elle y croyait ; lui savait qu’il n’arriverait à rien, et pas seulement lui, ses professeurs aussi. Il vit dans une minable chambre mansardée, avec toilette à l’étage, depuis le décès de sa mère.

Grâce à un bon coup du sort, tout à fait inexpliqué autant qu’inexplicable, comme le sont généralement tous les coups du sort, un oncle américain inconnu lui lègue un petit héritage plutôt confortable, lui permettant de vivre désormais sans avoir à travailler. Notre homme décide donc de se retirer de la vie, au propre comme au figuré, comme nous le verrons. Allez hop ! On dîne une dernière fois avec les collègues. Un peu d’envie chez certains et chez les autres les éternelles promesses de se revoir comme avant, après avoir ingurgité un peu trop de vin. Finalement, notre héros ne reverra plus jamais tout ce beau monde.

Déménagement.  Un appartement, en banlieue de Paris, dans un quartier pas trop cher mais tranquille. Auparavant, petits placements diversifiés, mais sans trop de risques, chez le notaire, pour s’assurer que le magot ne s’éclipse pas trop vite Ah ! oui, il faut que ça brille l’appartement, alors une femme de ménage bossue et bavarde fera l’affaire, puisqu’elle lui a été recommandée. Bon, tout est en place maintenant pour la nouvelle vie de notre homme.

Alors se mettent en place … l’ennui, la neurasthénie, l’asphyxie, l’angoisse existentielle, la peur de mourir, le je qui s’effiloche, le sentiment permanent de déréalité, la nausée du vide, la nausée du trop-plein, l’effritement dans le néant qui joue à cache-cache … Notre homme, sans qualités particulières en apparence, atteint des sommets dans l’ébranlement de son être. Un mystique, dans la force du mot, mais sans mystique pour s’appuyer. Le monde devient en carton pâte et il peut dorénavant se substituer n’importe quand, en quelque chose d’autre. Le monde bascule, il n’y a plus de réel, plus rien n’existe. Le monde devient insolite, le sol se dérobe sous ses pas. Sentiment d’impuissance, d’être hors du coup, de vivre dans une cage de verre, parmi d’autres cages de verres, qui elles-mêmes sont dans des cages de verre encore plus grandes. Obsédé autant par le fini que par l’infini, obsession de l’étrangeté du monde (que l’on retrouve également chez un écrivain de la stature de Witold Gombrowicz : fini, infini, étrangeté et étonnement sont, également, de même nature métaphysique). Entre toutes ces secousses sismiques, qui le traversent et, auxquelles il ne peut répondre que par une inquiétude qui le ronge et un besoin insatiable de savoir, tout en sachant qu’il n’y a rien qui se puisse savoir ; notre héros descend dans des profondeurs abyssales ou l’alcool lui permet d’éviter la camisole de force. Non pas parce qu’il est fou, mais plutôt parce que sa lucidité est hors-norme. Pour vivre il faut un minimum de jeu, de faire-semblant, d’à peu-près, juste pour se garder la tête hors de l’eau sinon c’est la rupture totale avec ses contemporains et par conséquent avec soi-même. Le héros d’Ionesco, le sait aussi, mais il n’attend pas de rédemption. C’est lui d’un côté, et de l’autre côté le monde, et derrière le monde, il y a un autre monde impénétrable. La Création est ratée et on se débat pour rien puisque l’on va mourir. Plutôt comique, ce Je qui existe mais qui n’est pas. Voire absurde.

Et la vie continue au restaurant du coin, où il a sa table réservée, et où on l’a un peu à l’œil. Et puis Yvonne, la serveuse, viendra quelque temps partagé sa couche en pure perte. Quand elle partira, il aura un certain vague à l’âme, mais à quoi bon ! Et la vie suit son cours, la concierge toujours l’œil torve regarde ce fainéant sortir et entrer à heures presque fixes. Peut-être un peu moins torve son regard, depuis qu’Yvonne a partagé pendant quelques mois son appartement, cela le rendant plus normal aux yeux de la concierge de l’immeuble.

La catastrophe : le petit monde s’effondre. Insurrection, guerre civile, révolution, hallucination, qui sait ? La petite banlieue est à feu et à sang. Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Difficile à dire, mais cela est sans importance. Tout déraille. Notre homme se barricade dans son appartement, avec toute la nourriture pour un long, un très long siège. Le temps passe, beaucoup de temps même. Les hostilités intestines sont terminées, notre homme a vieilli, sans savoir exactement de combien d’années. Le patron du petit restaurant du coin le reconnaît à peine, tant il a vieilli, et notre héros aussi d’être étonné de ce vieillissement précoce chez le patron. Combien de temps s’est-il abîmé dans le temps ? Au début de l’insurrection il pensait que ce qui se passait au dehors se passait en lui.

Je pris cela pour un signe, mort imminente ou folie, que ces derniers mots sur lequel se referme ce roman ? J’opte pour la mort.

Irma Krauss

 

 

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