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Lettre au général Franco - Fernando Arrabal
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions 10/18. 1972.

 

C'est à l'homme qui lui a causé le plus de mal que Fernando Arrabal écrit cette première lettre de sa trilogie de lettres.

Car c'est l'homme qui lui a pris son père, personne qui compte le plus pour lui, c'est l'homme qui lui a pris sa santé (tuberculose à la fin de l'adolescence, parce que le climat était irrespirable pour un enfant qui n'a connu que le régime franquiste inquisitorial), c'est l'homme qui lui a pris sa langue (œuvre interdite dans son propre pays, l'Espagne), c'est l'homme qui lui a pris son enfance (comme tous les enfants sous la dictature militaire de Franco, il était cerné par l'existence de la torture, des exécutions, de l'interdiction de penser, de la disparition de toute liberté, de la délation, la mort était omniprésente, et la douleur), c'est l'homme qui l'a forcé à l'exil.

Bref, on pourrait dire que, depuis toujours, le général Franco est l'homme qui coupa, pour Fernando Arrabal comme pour chaque Espagnol de cette époque, tout lien avec la véritable Espagne, l'Espagne libre, celle d'avant l'Inquisition, où les philosophes arabes élaborèrent leur pensée la plus originale, où les Juifs édifièrent le monument de la Kabbale, et les chrétiens la Bible polyglotte.

L'Espagne que défendait son père, un homme libre.

Dans cette lettre, c'est ça qui ressort: la privation totale de la terre natale. Et la douleur!

Fernando Arrabal se fait le porte-parole courageux de générations d'Espagnols privés de la sensation riche et complexe d'une terre natale, une terre sur laquelle la tradition de tolérance constructive telle qu'elle existait au Moyen Age en Espagne force à se confronter à différentes pensées dépaysantes et enrichissantes. Plus de terre natale, donc plus de sensation de naissance, d'inconnu, de découverte, sensation de partir à la découverte, mais que Viva la muerte, que Vive la mort!

Ce climat de Viva la muerte, ce n'est pas le général Franco qui l'a institué. Ce régime franquiste n'est qu'un maillon de plus dans une chaîne d'intolérances commencées en Espagne avec les Rois Catholiques et l'Inquisition, qui réduisirent au silence les pensées comme par un "sourd essaim d'araignées" dans les cervelles. Voilà: Franco a un personnage féroce qui règne sur sa vie comme sur celle de tous les Espagnols depuis les Rois Catholiques, ce personnage se nomme Inquisition, qui s'est éternisé jusque-là, qui dicte tout, qui ne tolère rien en dehors d'elle, qui enferme dans un monde total.

C'est donc curieux qu'à l'homme qui lui a fait le plus de mal, Fernando Arrabal s'adresse avec amour, qu'il exhorte à se sauver! C'est donc qu'il l'identifie comme lui aussi faisant partie de la liste infinie d'Espagnols victimes de ce personnage monstrueux, omnipotent, mortifère, totalitaire, l'Inquisition. Une victime qui souffre, qui est cerné de douleur, qui tortura des animaux dans son enfance comme tout enfant témoin de tortures le fait, qui peint des naufrages, et qui a le droit d'être heureux! Comme s'il disait à Franco: je vous vois ainsi, c'est votre image, celle que vous n'avez jamais vue, à laquelle vous ne vous attendiez pas, une image de souffrance!

Arrabal tente de convaincre ce dictateur sur la base d'une étrange reconnaissance que lui aussi fait partie des victimes, et il essaie de lui faire entendre le fond de la fureur qui, depuis des siècles, réduit à un silence paniqué les Espagnols, mais aussi les conduit en silence à résister même s'ils paraissent avoir subi une dévastation psychique ne laissant pas indemne.

La parole vivante d'Arrabal, cette voix baignée d'émotion qui vient sans orgueil s'adresser à cet Inquisiteur, nous prouve que pourtant, en Espagne, ce silence n'est pas que de mort.

Arrabal se fait témoin vivant d'une résistance qui traversa les siècles, résistance que son père, au prix de sa vie, incarna sans aucun doute, transmettant le message à son fils. Message en direction de la terre natale! Depuis son exil, sûrement Fernando Arrabal ne cesse-t-il pas de militer par le cinéma, l'écriture, l'art, le théâtre, pour maintenir la trace de cette terre natale, pour inciter à y naître Espagnols en retrouvant la tradition de tolérance.

Pas étonnant que le général Franco ait dit qu'il fallait le châtrer pour qu'il ne fasse pas d'enfants! C'est sûr qu'à défendre avec tant de génie et de persévérance sa terre natale, il pourrait dans son sillage, générer d'autres désirs de cette même terre natale chez d'autres enfants de l'Espagne libre.

Ce livre a été écrit il y a plus de trente ans, mais la troisième lettre de la trilogie, la Lettre à Staline, nous remet à l'ordre du jour la première, celle écrite à Franco, même si le régime franquiste n'existe plus. Car est-on sûr qu'il n'existe plus, quelque part, de métastase de ce personnage monstrueux, mortifère, nommé dans cette lettre Inquisition, prêt à s'emballer à nouveau sous d'autres formes? Ne pourrait-il pas se présenter des formes à visage humain d'Inquisition, qui causerait autant de dégât sur l'organisation psychique, réduisant au silence autrement mais aussi sûrement, par exemple par le discours addictif de la fête?

Je le répète, l'immense intérêt de cette lettre, c'est ce déplacement de la cause de tout ce mal, toute cette douleur, toutes ces tortures, toutes ces exécutions, toute cette disparition de la pensée, de la liberté, du général Franco vers un personnage occulte, terrifiant, assoiffé de mort, que les Rois Catholiques avaient fait entrer sur le sol espagnol il y a quelques siècles. Ce n'est pas vous qui régnez, qui avez ce pouvoir unique, mais c'est elle, c'est l'Inquisition. Vous, général Franco, fils de l'Inquisition, comme si vous étiez le fils de la Vierge Marie immaculée protectrice de tous les enfants de l'Espagne, leur voulant à tous du bien s'ils restent sous sa coupe, vous n'avez aucun pouvoir face à elle.

L'Inquisition, jusqu'au général Franco, follement intolérante, organisa la destruction totale de tout ce qui n'était pas asservi à la religion du Fils que les Rois Catholiques imposèrent. C'est par rapport à cette religion du Fils que l'Inquisition fit régner jusqu'au temps du franquisme qu'il faut voir ces "hommes humiliés pour toujours" dont parle Arrabal! Et dans lesquels sans doute il inclut son père "porté disparu"! Car c'est avec l'avènement de cette religion du Fils que le père est déjà depuis quelque siècles porté disparu! Et ce n'est pas parce que le franquisme a disparu que, de nos jours, ce père n'est pas plus que jamais "porté disparu", à l'heure où les pères ne rêvent que d'être des mère-bis!

Alors que Fernando Arrabal, envers et contre tout, bataille pour incarner la preuve que son père, même "porté disparu", a effectivement touché sa mère, le catholicisme imposé par tant d'Inquisition propose une mère vierge, immaculée, c'est-à-dire pas touchée par un homme, et, bien que pas touchée vraiment par un homme, elle conçoit cependant un Fils qui, triomphant, dit, "qui me voit, voit le Père"! La question qui se pose, avec cette religion du Fils, avec ce catholicisme imposé par les Rois Catholiques et l'Inquisition, est: qui est ce Père avec lequel la mère vierge a conçu un Fils qui puisse dire "qui me voit, voit le Père"? C'est le père de la mère vierge! Et son fils est un Fils que la mère conçoit avec son propre Père, dirait la psychanalyse. Un Fils qu'elle offre à son Père resté pour elle un Dieu indétrônable, un Fils qui incarne ce que le Père maternel rêvait d'être, et qui fait de sa mère ayant fait un tel cadeau à son propre père une fille idéale, une Fille de son Fils étant aussi son Père!

Le père géniteur, dans cette combine où la mère ne rêve que d'offrir à son propre père l'incarnation de ce qu'il rêve d'être afin d'être elle-même exaltée au plus haut degré aux yeux de son père, afin de remonter au ciel auprès de lui, n'est qu'un reproducteur, il sert à une femme à reproduire dans le fils son propre père. Comment ne serait-il pas un homme humilié dans ce calcul d'où il est exclu? Dans toute cette histoire bien catholique, la fille devenant mère vierge du Fils est glorifiée d'être ce moule, cette matrice! Là se trouve l'origine de la mère surdouée! La dictature secrète ne viendrait-elle pas du fait que la fille s'entend dicter une mission par son propre père, cette mission dictée en elle ayant à la clef sa sanctification en tant qu'entrailles, en tant que matrice, où cela s'est produit? La dictature, en fin de compte, ne surgirait-elle pas d'entrailles se croyant sanctifiées? Des entrailles surdouées? Tout le problème étant: comment, par qui, ces entrailles, que la naissance voue à la disparition, peuvent-elles au contraire s'immortaliser afin que la logique de grossesse divine s'éternise et que tout reste en son sein comme dans une église universelle?

La grande question, qui fait qu'il y a tout de même besoin de l'Inquisition pour que ça fonctionne, c'est que la docilité du reproducteur n'est pas si sûre que ça, et qu'une haine féroce lui est vouée pour cause d'indocilité!

Le père "porté disparu" déjà bien avant que celui d'Arrabal le soit aussi, ne marche pas tout à fait! C'est un résistant! Un dissident menaçant tout le système! Il n'est pas un adorateur du moule surdoué! Il veut y être pour quelque chose, dans la conception de son fils, qui ne soit pas une simple reproduction incarnation du père de la mère! Un "père porté disparu" qui, même si l'Inquisition s'est acharnée sur lui, l'a torturé, l'a humilié, l'a apparemment assujetti, s'écarte de la figure du père de son épouse! Un père "porté disparu" qui ne reste pas là à sanctifier les entrailles idéales dans lequel le Fils devrait ne jamais voir une prison dorée! Donc, le fait qu'il y ait eu besoin de l'Inquisition jusqu'au temps du général Franco, en Espagne, prouve quelque chose qui dit que tout espoir n'est pas perdu! Ce qu'elle prouve jusque dans l'horreur, dans la douleur, et dans le Viva la muerte, cette Inquisition, c'est à quel point le giron vierge a besoin d'être assuré par le père reproducteur, et que celui-ci ne marche pas, désirant au contraire que son fils réussisse à naître hors de ces entrailles bénies sur une terre natale espagnole libre et tolérante, alors cette matrice censée être une image universelle de bonheur s'appauvrit de plus en plus, est menaçante, oppressante, car elle-même devient de plus en plus comme un placenta dont la vérité est qu'un beau jour il ne sert plus à rien, il doit aller à la décomposition, et le Viva la muerte" ne doit plus s'adresser qu'à ce moule mort que le Fils né laisse derrière lui en advenant sur sa terre natale!

Plus que jamais le père "porté disparu" de Fernando Arrabal reste emblématique d'une part, du point de vue de son sort tragique, de la mise à l'écart du père lorsqu'il ne fonctionne que comme le reproducteur dans une affaire très incestueuse où la mère ne conçoit qu'une chose, offrir un Fils à son Père-Dieu à elle qui incarne ce qu'il désirait être, afin qu'elle-même, Vierge Mère Fille de son Fils, soit sanctifiée comme devenue la mère de son père, cette mère ne concevant une fille que dans la perspective de ce si noble et immaculé rôle, et d'autre part de la résistance de ce père à cautionner et à assurer tout cela, résistance prouvée par le besoin de l'Inquisition qui, de nos jours où le pouvoir maternel semble prendre tant de place, passe par exemple par les images publicitaires. Plus que jamais, alors, la bataille et l'œuvre de Fernando Arrabal reste d'actualité!

Plus que jamais ce père "porté disparu" nous met la puce à l'oreille sur le danger mortifère que font courir les divines entrailles surdouées lorsqu'elles sont assurées par des reproducteurs qui n'ont encore jamais mesuré à quel point ils sont des hommes humiliés par toute la hauteur de la figure déifiée du père de leurs femmes, celles-ci jamais sorties de leur famille, aux humains soumis de plus en plus au mot d'ordre selon lequel une vie réussie serait de redevenir enfants pour lesquels tout baigne, comme pour le fœtus, les enfants bien dans leurs baskets d'aujourd'hui, surtout dans les images publicitaires, devant montrer le chemin que les adultes doivent prendre! Bien sûr, la docilité est assurée d'être franco de port, rien à payer, surtout pas celui de la coupure du cordon ombilical sans laquelle, pourtant, il est impossible de vraiment mettre le pied sur une terre natale tolérante!

Oui, l'artiste ou l'écrivain libre existe encore! Fernando Arrabal est de ceux-là! Il est de ceux qui ont quitté l'Espagne inquisitoriale pour conquérir la gloire! Un écrivain resté par dessus tout incorruptible! Fidèle au message transmis par son père!

Alice Granger Guitard

15 août 2004

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