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Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire - Bernard-Henri Levy
par Alice Granger

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Editions Grasset.

Bernard-Henri Lévy : un écrivain qui est parti en voyage dans ces trous noirs que sont l'Angola, Le Burundi, Sri Lanka, la Colombie, le Sud-Soudan. Un écrivain qui revient à Paris dire, nommer, ces guerres qui n'ont plus de sens pour l'Occident depuis la chute du communisme, cette horreur d'une déshumanisation totale, ce désastre absolu, ces paysages de ruines, cette fin de l'Histoire prévue par Hegel, Kojève, Nietzsche avec cette animalisation des humains qui est douce chez les nantis et dure chez les damnés.

Le Mal est dans ce livre central et inéliminable. C'est le mal-être adolescent de Bernard-Henri Lévy qui le fait partir à vingt ans au Bangladesh, comme si d'avoir tout, d'être du côté des nantis, aiguisait la pulsion de mort, faisait désirer n'avoir rien, avoir tout et rien, ce goût ascétique du dépouillement. C'est le Mal qui pousse les nantis de l'Occident à avoir tout, être sûrs d'avoir tout afin que le donné soit définitif et qu'il soit possible de vivre comme un animal heureux pour lequel tout baigne. Ce Mal-là est immoral et indifférent, puisqu'il implique le règne de l'argent, du pouvoir, de la consommation, ce qui a pour conséquences que, par exemple au Soudan, ce sont les compagnies pétrolières qui sont à l'origine du déracinement et du déplacement de populations rendues plus que misérables, et qu'en Colombie derrière l'écran de fumée d'une guerre pour des raisons politiques c'est d'une guerre pour l'appropriation d'un pouvoir mafieux lié à la drogue qu'il s'agit.

On pourrait s'irriter de ce que, une fois revenu, et publiant ce livre sur l'horreur, sur les vaincus de la guerre, sur les damnés qui n'ont plus ni visage, ni regard, ni rire, Bernard-Henri Lévy apparaît comme le vainqueur sur la scène de Paris. Au terme de ces reportages, c'est surtout le visage de l'écrivain qui se montre. Bien sûr, jamais le risque de mort n'a été absent de ces reportages. L'écrivain a pris des risques, même si calculés probablement, même si la possibilité de quitter cette horreur existait pour lui toujours, contrairement aux damnés.

Encore plus que l'intérêt, certains, de ces reportages en enfer et de ces notations, c'est le personnage Bernard-Henri Lévy qui se met en relief dans ce livre.

Il semble que pour lui nanti rime avec élection, d'où ce besoin d'affirmer et de montrer une singularité qui le fait désirer depuis très jeune (lorsqu'il part pour le Bangladesh) entrer sur scène autrement et seul. Depuis toujours, déjà il s'écarte. Ce n'est pas la majorité des nantis qui comprend cet état où tout baigne comme un statut d'élection. BHL écrit qu'un nanti peut partir, être par exemple ainsi traître à son milieu. Un damné ne peut pas partir. Mais cela veut dire quoi, partir ? Partir justement quand tout baigne ? Histoire de refoulement. De pulsion de mort. Abjection et ennui du tout baigne. Désir de naître. Rejet immunitaire de l'enveloppe matricielle. C'est mortel, c'est aussi le mal, cet état de jouissance totale et immobile, où il n'y a rien à voir. Le problème du nanti élu, c'est d'en sortir, avec toute l'ambiguïté liée au fait de vouloir en même temps avoir et ne pas avoir. Vouloir partir et rester. Vouloir perdre et garder. Comment perdre et garder ? Perdre et retrouver ? Retrouver aussi, BHL y tient.

Son premier reportage, au Bangladesh, au lendemain de mai 68, inaugure une expérience corporelle très intéressante. Comme si, tout à coup, il se retrouvait hors d'un milieu matriciel dans lequel bien sûr il est quelqu'un qui ne voit pas, comme lors de la séparation de la naissance. Alors, il connaît d'incroyables sensations nouvelles, les odeurs (de cadavres), les nuances du hurlement, les images effroyables, la vie qui ne lui est plus tout à fait donnée. Là-bas, son corps est découvert, et à découvert. Refoulant par ce voyage la jouissance totale du nanti, de l'animalisation douce, il se retrouve parmi cette horreur qui a quand même l'avantage de le libérer de l'étrange sensation de culpabilité liée à la jouissance de l'élu. D'où la paradoxale jubilation du jeune reporter au pays de l'horreur de la guerre. Jubilation du soulagement. Et il n'y a plus d'ennui. Et il est le seul à y aller.

Plus que Walter Benjamin, Céline, Bataille, et Hegel, Kojève, Nietzsche, c'est Emmanuel Lévinas qui nous semble important pour entendre les conséquences pour le personnage Bernard-Henri Lévy du fait que pour lui être un nanti c'est être un élu. Il est évident que le fait de l'élection met en route, fait partir. Parce qu'il est impossible d'en rester à la jouissance totale, qui est le Mal. Pour un élu, être un nanti c'est aussi être un damné. Un damné de la jouissance. Une animalisation douce insupportable. Un élu entend autrement la fin de l'histoire dont parle Hegel. Pour l'élu, l'animalisation douce qui signe la fin de l'Histoire est déjà au commencement, un commencement à mettre entre parenthèses pour mieux souligner le travail du refoulement et que c'est un état matriciel. Donc, le quitter, s'en écarter, se mettre en route. Emportant avec soi l'élection comme un viatique, une trace ineffaçable, une unité de mesure, la référence unique.

Il est indéniable que Bernard-Henri Lévy s'est mis en route. Mais comme si ce " dibbuk " des contes juifs, ce démon le poussant à aller ailleurs (Régis Debray n'a-t-il pas été un modèle pour BHL pour partir chez les damnés du Bangladesh ?), il ne pouvait pas s'en débarrasser. Comme si, jusqu'à maintenant, BHL n'était pas quitte. Quitter, partir. Etre quitte ? S'acquitter ?

Je disais : Levinas. Qui dit qu'il est responsable de l'autre, que son visage le vise. D'une part, l'élu et son dibbuk, qui le pousse à sortir de lui-même, à une sorte de militance, à trouver un moyen d'être quitte avec la sensation de culpabilité, à réussir à passer le flambeau vital on pourrait dire, à réussir à ce que l'autre s'en empare. L'autre, il faut qu'il soit assez vivant pour le viser au visage, l'élu, pour envier son élection, pour vouloir se l'incorporer symboliquement, pour entrer dans un processus d'imitation. Or, les damnés de la guerre, hélas, sont si peu vivants !

En ce sens, il est important qu'il y ait des élus et des non élus, qu'il y ait des damnés de l'élection, et des damnés de la non élection mais ayant encore faim, que le parti de l'humanitaire n'empêche pas d'avoir faim, de viser l'élu au visage. BHL montre son visage, mais où sont les vrais visages qui le viseraient vraiment ? BHL ne voit pas à Paris de visages qui le visent vraiment. Personne n'a plus cette faim-là qui, en l'enviant-haïssant au point de le manger symboliquement pour être comme lui, le reconnaît aussi, entraîne que sa faim de reconnaissance à lui peut s'apaiser par le repas de lui qu'a fait l'autre. Bien sûr, qui l'envie, le jalouse, l'aime, le hait tellement qu'il le dévore intellectuellement et symboliquement pour être comme lui, avalant ainsi son dibbuk, ce qui est au cœur de sa passion, le fait aussi disparaître, renverse le rapport hiérarchique, le dépose de sa croix du triomphe. Mais quelle reconnaissance advient ainsi ! Ce n'est jamais qui vous aime tièdement et sans vous faire courir de risque qui vous reconnaît !

L'horreur n'est-elle pas, en voyageant dans ce qu'il appelle les trous noirs, la constatation que ces autres, dont la damnation est si différente de la sienne, n'ont pas de visage, pas de regard, qu'ils sont tels des animaux totalement indifférents au sort qui leur est fait, terriblement passifs, fatalistes, laissant leurs morts les envahir, faire d'eux des morts-vivants. On dirait, en lisant ces reportages, que dans un monde où la faim se réduit à la substance dans sa surabondance et son manque géré par l'humanitaire, la faim suscitée par autrui en relief, en élection, n'existe plus. La question du Messie est essentielle pour le personnage Bernard-Henri Lévy. Des voyages et des voyages, en enfer, un damné qui ne manque de rien chez les damnés qui manquent de tout, oxymore qui n'arrive pas à renverser sa hiérarchie. Bernard-Henri Lévy désire si ardemment trouver des autres qui auraient vraiment faim de s'incorporer symboliquement sa personne. Il serait le Messie refilant son dibbuk, son démon, dans un repas eucharistique. Au fond, nous vivons sur une planète où le mot d'ordre est que plus personne n'ait faim, n'ait faim de rien, que tout le monde vive comme un animal heureux, animé d'un vitalisme animal et que protège le droidlommisme qui nivelle tellement les gens qu'ils sont à la fin interchangeables et dépourvus de singularité, et que surtout dans ce monde rassasié, dans ce monde où il faut encore faire des efforts humanitaires pour que tout le monde soit rassasié à égalité et que les surplus alimentaires soient écoulés, plus personne ne soit élu. Tout le monde pareil : animal heureux. Autre façon d'entendre l'antisémitisme et la Shoah. Eliminer l'élu en faisant de telle sorte que plus personne n'ait faim d'incorporation symbolique de celui qui se met en relief, n'ait faim de l'imiter.

L'indifférence de l'Occident pour les damnés de la guerre et de la terre, pour leur condition inhumaine de déracinement, de déportation géographique, va de pair avec l'indifférence généralisée pour la personne et avec le déni de la singularité de la Shoah. Qui s'intéresse vraiment à autrui ? Quel personnage pour lequel tout baigne s'intéressera-t-il à ceux qui auraient faim de se nourrir symboliquement de lui ? Et donc, s'en nourrissant, par exemple par un processus d'imitation, se retrouvant à son tour avec son démon. BHL non plus n'a jamais remarqué, vu, dans son propre pays, des gens ayant cette faim-là... Lui, ce sont les héros qui l'intéressaient... pas les non nantis de son pays... Pourtant, dans son pays, cette faim spéciale existe peut-être encore... Le visage qui vise, ce n'est pas facile de l'admettre. C'est plus facile de vivre entre élus.

En tout cas, la question de l'élection est essentielle. Et Bernard-Henri Lévy a raison de défendre la singularité absolue de la Shoah, qui inscrit, certes de manière horrible, inhumaine, systématique, la faim suscitée par des êtres en relief chez d'autres qui notent d'abord le statut d'élection sous forme d'envie, de jalousie, de haine féroce, de faim non avouée d'être pareils, de les manger symboliquement pour se les incorporer. En ce sens, avec sa façon abjecte, c'est Céline qui a le mieux entendu et écrit la question de l'élection, et donc celle de la haine-envie suscitée si vivement qu'elle pousse à l'anthropophagie symbolique. La Shoah reste comme le processus en négatif du repas eucharistique offert par le Messie. En ce sens, la Shoah est absolument singulière, elle fut la tentative pour arrêter le passage du flambeau de la vie, pour empêcher de s'acquitter de ce passage du flambeau de la vie, ce que BHL appelle se défaire du dibbuk. Ne s'agit-il pas de savoir quel mort on a apaisé en l'honorant par l'acte d'anthropophagie symbolique lui-même, qui est devenir comme celui qu'on a dévoré intellectuellement, psychiquement, tellement il était bien, le dépouiller en même temps, après lui avoir pris ?

Au fond, le message de Bernard-Henri Lévy c'est que les nantis sont aussi des damnés. Le retour de l'Histoire, encore plus que le retour du négatif par le danger représenté par les vaincus de la planète pour les vainqueurs, ne pourrait-il pas se faire par la prise de conscience par chaque nanti de combien est abject cet état immobile où tout baigne pour un humain que le progrès a métamorphosé en animal heureux ?

Alice Granger-Guitard
15 janvier 2002



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