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La marche du cavalier - Geneviève Brisac
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions de l'Olivier.

C'est par colère et par chagrin et aussi par rébellion que Geneviève Brisac écrit ce très beau livre sur des femmes écrivains, entre autres Jane Austen, Virginia Woolf, Karen Blixen, Alice Munro, Christa Wolf, Jean Rhys, Ludvila Oulitskaïa. Dissidente à la suite de ces dissidentes, elle accomplit elle aussi le pas du cavalier qui, sur l'échiquier, n'arrête pas de faire un brusque écart sur le côté, s'avançant en se retirant en même temps de la scène, réalisant comme les narratrices une sorte de dédoublement qui est, dit-elle, symptomatique de la condition féminine à l'époque de Jane Austen. Au moment où, dans nos sociétés, la finalité du capitalisme annoncée par Henri Lefèbre s'est réalisée par la réification du monde, Geneviève Brisac fait le pari de résister à la tristesse engendrée par ce genre de chose. C'est dans cet esprit-là qu'elle nous fait superbement entendre ce que dit Cassandre, une voix qui ne peut se faire entendre mais reste cependant vivante comme voix, une voix qui dit ce que personne ne veut entendre, que cela ne peut pas continuer ainsi, cette réification du monde, et elle nous fait aussi entendre Médée, qu'on a cru si longtemps infanticide, mais qui justement ne l'est pas si elle est, comme Christa Wolf envers et contre tout nous la présente, la mère qui n'abandonne pas sans rien dire, sans rébellion, ses enfants à la réification anesthésiante de notre monde. Cassandre et Médée sont les deux figures très chères à Christa Wolf.

Le regard des hommes écrivains, et peut-être de chaque homme, sur les femmes écrivains, et peut-être sur chaque femme, est représenté dans ce livre de Geneviève Brisac par les préjugés de Vladimir Nabokov, qui dit d'elles: "Elles appartiennent à une autre catégorie". Lisant l'œuvre de Jane Austen à l'occasion d'une conférence qu'on lui a demandée, il est forcé de s'apercevoir qu'il y a quelque chose, une méthode, dans cette écriture de femme, un autre style, une énigme, cette façon d'écrire sur des choses ordinaires, anodines, mais jamais il ne cherche à savoir pourquoi, quel sens cela a. Donc, ces femmes écrivains abandonnées par l'inintérêt masculin, qui écrivent dans ce climat de constante incompréhension et de malentendu entre les sexes, qui ont l'impression d'avoir perdu leur voix mais persiste à vouloir faire entendre leur chant même dans l'indifférence, à sauvegarder la frontière de leur secret intime, à rester vivante en n'étant personne en particulier, en ne craignant jamais de changer d'image, dans une étrange rébellion contre l'injustice qui leur est faite et contre laquelle lutte Geneviève Brisac. Des femmes écrivains qui, comme Jean Rhys, savent que les mots peuvent très cruellement blesser, voler au visage, tels les mots de Vladimir Nabokov on pourrait dire, mais qui, comme Geneviève Brisac, veulent retrouver des mots vivants, puissants, simples comme les jardins, les arbres, les oiseaux, les odeurs, au moment où ces mots sont devenus tellement décolorés, cette maladie d'aujourd'hui qui les atteints.

Des femmes abandonnées à la grisaille insignifiante de la vie, les enfants, la maison, les choses domestiques, les jardins, une si curieuse mise de côté parce qu'elles sont d'une autre catégorie, des femmes attachées à leur apparence, teinture de cheveux, maquillage, vêtements, car si fragiles entre la lumière et l'ombre sous le coup des mots et des regards, des femmes qui détestent par-dessus tout devenir grises.

Vladimir Nabokov, représentant des hommes écrivains, et des hommes en général, face à cette minorité faite de femmes écrivains, et face aux femmes en général, n'est-il pas celui qui replie, qui tord la racine pivotante du caféier du récit de Karen Blixen? Cette racine pivotante repliée, l'arbre ne se développe pas bien, pas normalement, il ne donnera jamais de fruits (entendre cette Médée soi-disant infanticide), mais il lancera en surface une multitude de petites racines délicates, telles des rêves, et fleurira abondamment, splendide métaphore de cette écriture des femmes, de leur style si beau dans sa simplicité. Cette histoire de caféier dont la racine pivotante a été tordue, repliée, n'évoque-t-elle pas de manière étonnante la différence sexuelle, une sorte de castration atteignant les femmes, et le mépris moqueur des hommes devant la constatation qu'il leur manque quelque chose? Même dans leur écriture, elles ne sont pas pareilles! Il faut bien quelqu'un, non, pour la replier, cette racine pivotante! Ce qui est aussi très étonnant, c'est que les femmes se laissent faire, elles laissent quelqu'un comme Nabokov tordre leur racine pivotante, Nabokov leur reconnaissant tout de même toutes les fleurs qu'elles sont capables, en résistant, de produire, mine de rien. En réalité, n'y a-t-il pas une vive intelligence dans ce laisser un Nabokov, comme figure emblématique, replier, castrer, la racine pivotante? C'est Cassandre qui dit quelque chose à ce propos, vous faites ça, d'accord, mais attention, cela s'assombrit, il y a la réification du monde, vous ne voulez pas m'entendre, mais par-delà tout ce malheur, qui est aussi le malheur de la décoloration des mots, vous finirez par m'entendre dans la beauté si simple de mon style, par voir les fleurs qui ornent l'arbre dans le jardin, vous finirez par entendre ma petite voix, qui est aussi la vôtre, celle de chaque être humain après que moi la racine pivotante tordue je n'ai plus été personne en particulier mais chaque être humain en puissance, vous finirez par entendre que vous avez peut-être tordu ma racine pivotante mais vous ne m'avez pas castrée de ma vie, de ma vérité, de mon secret intime et inviolable, envers et contre tout je suis restée vivante, et qui de vous désormais ne voudrait pas aussi le rester comme moi?

Alice Granger Guitard

4 février 2003

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