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Croire, voir, faire. - Régis Debray
par Alice Granger

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Editions Odile Jacob.


Cher Régis DEBRAY,

Merci de me donner une nouvelle fois, par votre beau livre Croire, voir, faire , l'occasion de réfléchir.
En travaillant, en tant que médiologue, sur la structure de transmission, vous réussissez très bien, je trouve, à montrer comment la technique peut favoriser aussi bien une régression généralisée qu'une organisation plus avancée de la société . On dirait que la technique de plus en plus sophistiquée, de plus en plus performante, joue le rôle de révélateur des archaïsmes qui persistent chez les humains en les immobilisant et en les amplifiant . En même temps, cette technique pourrait profiter à un autre temps .
Vous avez raison de souligner l'importance de la structure de transmission, des supports matériels et techniques de cette transmission . Mais se pose la question d'en hériter. Un héritier, c'est aussi un orphelin, qui vit la perte, la coupure inexorable, le décollement , le chaos ( c'est curieux comment les différentes civilisations ont dans leur mythe de la création toujours le chaos, le tohu bohu, etc ...), bref la naissance . A ce moment-là, se détache aussi un Absolu, qui se retranche hors de portée, comme un Dieu qui abandonne au lieu de se prêter à la dénégation de la coupure .
A partir de là, qui se trouve dans la perte va se reconnaître des anges, ces transmetteurs d'absolu, objets de transfert comme on dit en psychanalyse, passeurs de relais comme vous dites si bien . Par le biais du transfert, c'est un travail de deuil qui s'accomplit, ou bien de prise en acte de la naissance, et au fur et à mesure que ce travail approche du dénouement, de l'absolution, c'est-à-dire de l'admission qu'il " n'y a pas de solution ", que la dénégation de la coupure du cordon ombilical et du chaos qui s'ensuit est impossible, cet ange est atteint d'entropie, de désinvestissement de l'intérêt tandis que le narcissisme se rit de lui-même. Alors le détachement est imminent .
On dirait que maintenant il n'y a plus de transfert, qu'il y a de moins en moins de personnages qui, dans notre société, soient reconnus tels . Il y a de moins en moins d'anges, d'objets du transfert se jettant sur notre route voire se mettant en travers, qui nous permettraient d'une part de prendre conscience d'un absolu, de quelque chose de sacré, de retrouver des images d'un paradis jamais vu, et d'autre part d'en faire le deuil parce que cela s'avère impossible, bref l'ange rend impossible de croire que le passé existe concrètement. Croire, le temps du transfert, permet de faire le deuil de la croyance . Alors cet objet du transfert tourne qui se désintéresse de lui vers le faire, vers l'action, vers la construction et l'organisation . Comme vous le dites si bien, il n'y a que les hommes d'action qui prennent au sérieux les anges .
Pourquoi cette disparition actuelle du transfert ?
Nous assistons à un retour au stade océanique du développement psychique, à une régression au matriciel archaïque . C'est une régression qui va de pair avec la régression de l'image vers le visuel et le spectaculaire, avec le développement de la vidéosphère . Les jeunes et les moins jeunes sont branchés à leurs écrans comme par un cordon ombilical, un placenta les nourrit avec le minimum d'effort de leur part ( une enseignante me disait récemment que les jeunes veulent apprendre sans effort, l'apprentissage doit se faire comme une déglutition primaire à la manière du bébé qui avale son lait en plaçant sa langue d'une certaine façon ) le bleu devient une couleur idyllique, ils flottent ( sur Internet, dans les jeux vidéo, etc... les séries télé ) , ils sont immergés. Ils sont dans le participe présent perpétuel d'avant la naissance, ils prônent la présence immédiate, la vie en directe, le principe de plaisir, ils se retrouvent à la manière d'une tribu partageant la même émotion contagieuse .
Ce que vous écrivez de la société du spectacle et de Guy Debord est très pertinent . C'est très courageux de votre part de ne pas suivre cette mode de la critique de la société du spectacle. Pour ma part, ce spectacle m'a fait penser à ce qu'on appelle en psychanalyse la scène primitive. Qui est en somme le spectacle inaugural, celui qui introduit cette altérité sans laquelle il n' y a pas d'images mais seulement du visuel et du spectaculaire . Tout se passe comme si ceux qui négativisent le spectacle voyaient la scène primitive seulement comme l'acte qui les procrée, et non pas comme un acte sexuel dont ils sont absents, qui leur est étranger, un acte sexuel qui fait sens puisque c'est la première occasion pour qui s'y trouve étranger d'entendre ce qui le décolle, le détache, le désillusionne, le coupe à jamais d'un état fantasmatique de symbiose . C'est à ce moment-là que tu s'avère plus ancien que je, et je ne peut plus se prendre pour le centre de tout . Le sexe dont il est question dans l'acte sexuel de la scène première encore plus que primitive, c'est aussi la sexion, donc la coupure, et c'est aussi le sacré. Sexe, sexion, sacré . Ne faut-il pas admettre ce spectacle où je ne suis pas, ce miroir dans lequel je ne me vois pas, pour être capable de reconnaître du sacré ?
Ceux qui négativisent le spectacle sont obsédés par la procréation d'eux-mêmes, ils s'imaginent être l'objet idéal du plaisir de leur mère, avec laquelle ils sont dans un état de connivence éternelle perpétué ensuite avec les femmes, un état de symbiose, où "je" est au centre de tout . Comme une femme ne se réalisant femme qu'en étant mère-placenta-flux de plaisir, tout tourne autour de l'enfant éternel, le visuel tourne autour de lui, de même le flux continu et dématérialisé de la vidéosphère, révolution copernicienne régressive. Tout est immédiat, en direct, tout coule dans les yeux et la bouche, sans effort, dans un jeu perpétuel. C'est curieux comme ici la technique avancée est au service d'un processus régressif . Le branchement aux écrans, à la vidéophère, pour naviguer, surfer, etc ... : cordon ombilical .
C'est curieux comme les femmes du temps de l'enfant-roi, en s'identifiant à la mère dont le plaisir est son enfant nourri au principe de plaisir comme dans un temps ludique perpétuel, sont complices de cette régression de l'image vers le visuel, vers la métaphore aquatique prédominante. Vous parlez du rapport des femmes et de l'image.
Je trouve que c'est, paradoxalement, dans la coupure, dans la séparation, dans le décollement, qu'il y a de la mère, cette mère qui pousse l'enfant à aller du principe de plaisir au principe de réalité car là seulement se construit une vie adulte et responsable . Il n'y a pas de mère, au sens fort de ce mot, là où il y a maintien à un niveau infantile d'organisation, comme si la vie était un jeu performant perpétuel . En ce sens, aucune femme ne peut endosser la fonction mère, sinon à choisir une voie sacrificielle et idéale . Aucune femme ne peut, sans dommage, assumer la dénégation totale de la séparation, du décollement, bref de la naissance .
Ce que vous dites du visage me semble aussi une conséquence du décollement, de la coupure. Dans le visage, il y a quelque chose d'énigmatique, d'inconnaissable. Quand, de sa mère, il voit, vraiment, le visage, l'enfant admet en le scrutant qu'il y a quelque chose qui lui échappe, qui lui est absolument étranger, une profondeur dans laquelle il ne peut plonger comme Narcisse dans l'eau-miroir, l'enfant se dit qu'il n'est pas la clef de cette serrure . On ne peut, je pense, être capable de voir des visages, avec ce qu'ils ont d'autre, d'énigmatique, sans avoir déjà vu sa mère comme un visage dans lequel quelque chose échappe. Le visage de sa mère n'est pas le miroir de plaisir dans lequel l'enfant plonge .
Comment s'inscrire dans un territoire, être un membre actif de sa conquête, de sa constitution et de sa construction, si on est déjà branché à un placenta-écran et plongé dans du visuel aquatique qui apporte tout sans effort, comme dans un jeu et une totale connivence ?
Comment se mettre vraiment en route ? Comment voir les paysages, lesquels impliquent une capacité de s'apercevoir de l'altérité irréductible des images, comment les peindre, si on est des branchés ?
Comment être dérangé par le réel, par ce qui n'est pas au programme, comme vous le définissez si bien , si, en tant que branché, un programme pour notre plaisir balise déjà tous nos intérêts et nos actes, évidemment pour que tout soit idéal pour nous ? Comment être interpellé par l'autre, par son visage qui me vise et dont je réponds (Lévinas ) ?
S'il y a de moins en moins de transfert, c'est-à-dire si les gens investissent de moins en moins des personnes qui sont comme des anges, des transmetteurs d'absolu, d'ailleurs, d'impossible, qui sont des vecteurs d'un sacré invisible, il y a aussi de moins en moins de personnages christiques .
Les anges, objets de transfert, et le Christ, ce n'est pas la même chose .
Si l'ange a pour but, à travers le travail du transfert qui va de l'investissement massif au désinvestissement , de l'intérêt à l'inintérêt, d'effectuer le travail du deuil, la reconnaissance de la séparation, du décollement, le Christ, et sa Face ( comme vous en parlez ) , inaugure l'entrée parmi les autres, en somme le début parmi la fraternité qu'est la communauté humaine . Le transit par le transfert, avec le médium spécial qu'est l'ange, le messager, se fait dans la solitude, il y va d'un narcissisme qui découvre sa vanité, sans autre, car l'ange n'est pas un autre . C'est seulement dans le sillage du dénouement du transfert qu'on peut se tourner vers les autres, vers la fraternité, et y repérer les personnages en relief, qui sont des personnages christiques . Tout personnage christique présente une Face resplendissante, il est en triomphe. Il est donc envié, jalousé, c'est autre chose que l'investissement propre au transfert . Au sein de la fraternité, dans le temps de s'organiser sur terre et de construire, au sortir de l'expérience de la mort symbolique qu'est le décollement, la rupture placentaire, le débranchement, une faim d'autre chose grandit, et les personnages qui ont du relief donnent aux autres l'envie de se l'incorporer symboliquement, d'en prendre de la graine. " Si la graine ne meurt..." , dit l'Evangile . C'est un personnage en relief, un autre genre de médium, qui sert de nourriture symbolique . Il attire sur lui, en faisceau, l'envie, il est le "fascinus". Autour de lui, qui se donne à manger, c'est la communion eucharistique, repas antropophagique . Dans notre société de branchés, il n'y a pas cette sorte de faim-là, cette envie forte mais structurante, qui nous fait manger de la graine vivante pour donner à son tour des fruits. Tout le problème, si actuel, de la violence, ne vient-il pas de là, de cette impossibilité pour cause d'archaïsme d'arriver à ce qu'elle passe à l'acte à un niveau symbolique ? Il n' y a plus de fascinus dans notre société de consommateurs, où les pauvres veulent consommer autant que les riches, se brancher comme eux, chacun dans son coin et tout le monde dans la même émotion contagieuse . Vous rappellez à juste raison les propos de Malraux: le monde marchand sépare les hommes au lieu de les réunir .

Voilà les réflexions qu'a fait surgir votre livre. Encore merci .
Bien amicalement.

Alice Granger 

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