23 ans !





Accueil > LITTERATURE > L’Enchantée - Pierre Drachline

L’Enchantée - Pierre Drachline
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Le cherche midi.

 

L'inconnu, qui se nomme le mortimiste parce que la conscience de la mort l'habite, et l'enchantée nommée ainsi parce qu'elle a réussi à pénétrer par effraction dans le monde imaginaire du mortimiste et à le secouer alors même qu'il n'est qu'un vieux gosse satellite de son nombril, se sont rencontrés à un enterrement. L'un et l'autre n'ont d'autre passion étrange que celle d'aller aux enterrements d'inconnus.

Ce roman réussi raconte en quelque sorte que, dans notre société planétaire, la mort est le seul personnage vivant. La mort est terriblement vivante, et mène le jeu. La preuve: au cimetière, toutes ces familles habillées en notaire. Toutes ces futures veuves âpres au gain, surveillant leurs moribonds comme des oiseaux de proie. Les vivants ne sont que des morts-vivants dans tous leurs codes de réussite, de savoir-vivre, tout cela mené par l'argent.

Donc, il faut aller dans les cimetières, à l'occasion des enterrements, pour voir que la mort est vivante. Et que tous ses morts, ses morts virtuels, elle les veut vivants, elle veut des morts-vivants, des gens déjà virtuellement morts pendant toute leur vie bien anesthésiée, bien téléguidée, des vies de parfaits conformistes.

Ce roman cherche au contraire à imprimer une révolution intérieure, qui se fait dans une véritable guerre civile entre la mort vivante, et le mort virtuel qui ne veut pas se faire prendre vivant par elle. Soit, la mort est, sur notre planète, bien vivante, mais alors, il ne s'agit plus d'occulter tous ses morts par leur apparence de vivants. Il s'agit, justement, de ne pas se laisser prendre vivants par cette mort si vivante, et, ainsi, s'attaquer à cette mort, commencer à mettre en question le fait qu'elle soit vivante, à travers tous les calculs qui accompagnent son passage à l'action, l'argent étant sa main agissante.

L'inconnu, le mortimiste, a une conscience aiguë que la mort l'habite, il a besoin de faire des cures de mélancolie, l'alcool lui donne l'illusion de pouvoir fuguer, son asocialité lui permet de résister, même si le crabe du fumeur menace de le mettre bien réellement dans les bras de la mort, mais il reste un vieux gosse, dans une banalité petite-bourgeoise, parce qu'il ne sait pas comment faire pour vraiment commencer à s'attaquer à la mort vivante, se replier dans son antre encombré de livres et d'imprimés ne suffisant sûrement pas.

L'enchantée est une sauvageonne qui refuse absolument d'être dictée, d'être téléguidée, bref d'être une morte vivante. Mais elle baigne dans la contradiction, n'arrivant pas à se défaire du licol qui la serre.

L'enchantée s'était, avant de rencontrer l'inconnu, fait un ami d'un vieil homme qui était le premier être exceptionnel qu'elle rencontrait. Invitée de ce vieil homme, elle a appris, en le voyant faire, comment savoir finir, comment savoir ne laisser entre les mains de la mort vivante triomphante aujourd'hui sur notre planète qu'un corps mort. Elle a appris de lui comment n'abandonner qu'une dépouille aux griffes de la mort vivante afin de l'empêcher de faire des bénéfices. Abandonner une dépouille entre les mains de la mort vivante, mais, surtout, ne pas se confondre soi-même avec cette dépouille. Ce que la mort vivante veut avoir entre les mains, pour que ses calculs soient profitables, il faut le lui laisser, en semblant jouer son jeu, mais il faut le lui laisser mort, et non pas mort-vivant. C'est cela que joue le vieil homme, atteint du cancer du fumeur, atteint de cette maladie de l'immortalité de la mort, atteint de cette maladie qui symbolise si bien notre monde de l'après-guerre, il joue sa vieillesse comme être vraiment mort entre les mains de la mort vivante, et non pas mort-vivant dans l'héritage qu'il laissera. S'étant enrichi toute sa vie en gagnant au poker, plumant des pigeons par ses cartes truquées, voici que, en compagnie de l'enchantée, il vient tout perdre dans un petit casino de Normandie où des veuves viennent gagner frénétiquement aux machines à sous, et où une jeune femme au visage de douleur profonde vient irrémédiablement tout perdre comme pour dire que face à la mort vivante il n'y a pas d'autre solution que perdre. Il faut s'incliner avec une dépouille devant cette mort vivante, il faut la lui abandonner. Il ne faut surtout pas chercher à survivre. Lui laisser sa proie. Et, en même temps, ne pas se confondre avec cette proie, mais s'en écarter, s'en réserver, se mettre en retrait, garder indemne de cette mort une sorte d'enfant de soi-même, vivant et non pas mort-vivant. L'enchantée, que le mortimiste a laissé entrer par effraction dans son monde imaginaire de vieux gosse, garde en elle, ayant germé à partir du paradigme qu'a été pour elle le vieil homme qui s'est suicidé pour lui enseigner que c'est mort qu'il faut s'attaquer à la puissance de la morte vivante, un enfant, qui est aussi bien elle-même indemne, que la part indemne du mortimiste ayant intégré la leçon du vieil homme dans le sillage de la jalousie, que ce qui reste d'infiniment vivant de ce vieil homme par son message: ne vous laissez pas capturer vivante.

Un roman intelligent, qui continue à s'écrire par tous les développements qu'il fait germer dans la tête du lecteur.

Alice Granger Guitard

29 septembre 2003

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?