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L’écriture comme un couteau, Annie Ernaux
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Stock.

 

Quelque chose pousse Annie Ernaux, depuis toujours, avec une grande et constante force, à maintenir sa recherche, ses investigations, sa pensée, le sens d'un don de soi, l'idée de sauver une chose qui dépasse sa personne pour atteindre le général, le collectif et même l'être humain dans son ensemble, dans cet intervalle qu'elle identifie à une différence de classes sociales, ce travail immense ne pouvant se faire qu'à partir de son enracinement à elle dans ce qu'elle appelle le monde des dominés.

Ce quelque chose qui la pousse si fort, qu'elle peut par exemple dire comme le fait d'avoir elle-même réalisé le désir de son père d'une ascension sociale, qui lui fait donner la preuve qu'il est possible de passer d'une classe sociale de dominés à une classe sociale de dominants, ne se dévoile dans toute sa capacité subversive, comme ce qui de plus en plus s'avèrera un authentique acte politique, que dans l'écriture. Car cette écriture, qui peu à peu trouvera en quittant définitivement la forme roman et la fiction sa forme de telle manière que la chose à dire apparaisse par les mots dans sa dureté originaire, fait un peu plus que mettre en acte l'irruption de gens et de choses appartenant au monde des dominés dans le monde des dominants. Cette écriture ne s'en tient pas du tout à cette différence de classes, au statut de transfuge, ne célèbre pas du tout la victoire d'être passée dans le monde des dominants.

Cette écriture, une fois que la posture de celle qui écrit s'est transformée et installée dans l'acte d'écrire, avec l'abandon de la forme roman et de la fiction, une fois qu'elle avance non masquée, une fois qu'elle se met véritablement en danger puisqu'elle ose déranger toutes les bienséances en écrivant des choses sur sa classe sociale et sa condition de femme d'une manière dépourvue de pathos, clinique, plate, avec distance et objectivité, cherche à réussir un acte de transsubstantiation, c'est-à-dire à obtenir que ceux qui lisent aient la même sensation qu'elle a retrouvée en écrivant comme elle a réussi finalement à écrire, et cette sensation, très physique, doit être celle de quelque chose de dur, et non pas, justement, celle de légèreté.

Bref, Annie Ernaux, au cours de ces entretiens par e-mails avec Frédéric-Yves Jeannet, entre Paris et New York, me semble dévoiler le pourquoi de son écriture, le pourquoi elle ne se contente pas du confort de son statut de transfuge d'une femme issue du monde des dominés dans le monde des dominants. Cette histoire de mise en danger et de transsubstantiation, par l'écriture, une fois que celle-ci a trouvé la seule forme adéquate qui donne dans toute sa forme la sensation, dure, de la chose à dire, à la fois à celle qui écrit et aux lecteurs qui la lisent sans jamais aucune concession au lecteur cultivé de la part de l'écrivaine, est essentielle pour comprendre pourquoi cette écriture est singulière, ne ressemble à aucune autre, a une sorte de mission à accomplir qui est à la fois sauver quelque chose de vital pour celle qui écrit mais aussi pour ceux qui la lisent. C'est comme si elle disait, pour son insistance à réussir à faire sentir, physiquement et psychiquement, ce quelque chose de dur, cette pierre terrestre contrastant si fort, si violemment, avec la légèreté de la vie dans une bulle qui serait celle des dominants, que la vraie vie commence par la naissance, donc par cette première sensation, sensation de la pierre, du dur, de l'aridité, de la vulnérabilité, qu'il faut partir de cela, le couteau a coupé le cordon ombilical même si le monde des dominés fait perdurer, injustement, la bulle matricielle.

La transsubstantiation qu'Annie Ernaux cherche à réaliser en écrivant, c'est celle d'avoir soudain, en lisant, la même sensation de dureté qu'en naissant, sensation de dureté que ne pouvaient pas dénier les habitants du monde des dominés mais que pouvaient dénier ceux du monde des dominants. Réussir, rien qu'en écrivant, par la force politique qu'a acquis une écriture, par cet acte qu'est l'écriture, cet acte subversif, cette irruption du dur dans la vie de chaque habitant de la terre, sans aucune différence, pour instaurer une autre posture pour chacun d'eux. La vérité, c'est cette chose dure, sur la terre après la naissance, la vérité c'est ce couteau qui coupe le cordon ombilical, la vérité c'est la pierre et le couteau.

Alors, par-delà cette écriture dépouillée, clinique, plate, d'Annie Ernaux, qui réussit à dire par l'effet de sensation qu'elle provoque sur elle et sur les lecteurs, c'est une nouvelle forme qui se rejoint, dans laquelle peuvent sans différence se tenir chaque humain. La forme matricielle, doublée par la forme roman et fiction, restait comme une dénégation de la naissance, comme si, par le simple fait d'être bien né, dans le bon milieu, cela suffisait à dénier la coupure au couteau de la naissance et à ne jamais avoir la sensation de la dureté de la condition terrestre que les ouvriers, les paysans et petits commerçants ont.

Annie Ernaux, blessée dans son enfance et surtout son adolescence dans l'école privée par les différences sociales, se sentant dévalorisée, infériorisée, ayant honte des manières frustres de son père, sent que, pourtant, par-delà cette injustice infinie, l'être humain, et donc elle-même, ne peut vivre sans se sentir relié. Son écriture vise cette reliance, que des êtres humains s'identifiant comme des lecteurs qui, dans une opération de dévoilement, ont la sensation de vivre la même chose que ce qu'elle dit et écrit, par des mots qui font sentir les choses, aient cette vive et joyeuse et infinie sensation d'être réunis dans une nouvelle forme, cette reconnaissance d'un destin commun identifié comme le fait d'être né, d'être donc vulnérable, ceci qui les réunit excluant en même temps ceux qui ne sont pas encore nés, qui sont encore dans la bulle du monde des dominants.

En effet, Annie Ernaux n'a pas à se soucier de la forme, ni du rythme, ni des médias, ni des lecteurs, car c'est la chose à dire qui entraîne tout le reste, qui est aux commandes, et qui détermine aussi le rapport de celle qui écrit à son écriture et à l'argent. Annie Ernaux vise un acte politique, un acte subversif qui commence à mettre en danger non seulement elle mais aussi ses lecteurs s'ils sont précipités dans la sensation de la dureté par l'effet de dévoilement que cette écriture a, un acte de transsubstantiation, elle ne vise en aucune manière le confort que lui procure la vente de ses livres, à tel point qu'elle a gardé son métier de prof jusqu'en 2000.

Ainsi, Annie Ernaux par son écriture réussit-elle à faire triompher à la fois la dureté de sa mère, dureté du statut des femmes à cette époque combiné à un sens aigu de mettre au monde de la dureté, à un dire c'est comme ça que commence la vie, vraiment au couteau qui sépare de la vie dans la bulle matricielle, et la douceur de son père, qui symbolise, beaucoup plus que le pari de réussir une ascension sociale par les études, par les capacités psychiques et intellectuelles, par les capacités de se défendre par le langage, par le cerveau supérieur, la possibilité de retrouver une nouvelle forme dans la communion d'êtres humains dans la même expérience de la dureté terrestre. S'il y a effectivement la trace de la religion de son enfance dans l'écriture d'Annie Ernaux, c'est dans la sensation à obtenir de ce quelque chose qui relie à nouveau des êtres qui ont chuté de la bulle, c'est relier et recueillir (double étymologie latine du mot religion), à ceci près que ceci ne doit pas se réaliser dans une autre vie, mais en vivant. C'est comme si elle disait, la communauté humaine, celle qui naît dans la dureté terrestre, précipitée là sur la pierre par le couteau obstétrical, ce n'est pas possible qu'elle soit séparée par des différences de classes sociales. C'est cette vérité-là qu'elle cherche à donner à la lumière, et non pas à avorter.

Il est évident qu'Annie Ernaux n'a pas à se soucier de savoir ce que c'est, la littérature. Elle, elle doit simplement écrire, et on sait pourquoi.

Alice Granger Guitard

18 juin 2003

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