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Une étrange dictature - Viviane Forrester
par Alice Granger

Exigence : Litterature

Editions Fayard.


Le plus important, le plus intéressant, dans ce nouveau livre de Viviane Forrester, c'est la passion, ici triomphante, de son auteur.
En effet, on entend qu'il est arrivé quelque chose à son auteur à la suite de l'écriture, et encore plus de la publication de son livre précédent, L'horreur économique ( à lire sur ce site mon texte sur ce livre ).
Les débats autour de son livre, L'horreur économique, ont fait se rencontrer Viviane Forrester, et le grand nombre de gens en souffrance dont elle s'est soucié en écrivant. Le grand nombre, les pauvres forcés d'accepter des miettes d'emplois à cause d'un ultralibéralisme gérant la mondialisation qui privilégie le club des nantis qui tirent leur profit délirant de la spéculation et qui n'ont plus besoin du plus grand nombre. Les pauvres de la planète, on sent que Viviane Forrester les a rencontrés, les a écoutés, littéralement les a sortis de l'ombre dépressive, elle est allée au-devant de ceux, si nombreux, qui ont été, disait-elle dans son livre, jetés par ce qui n'avait plus besoin d'eux. Telle une maman se précipitant pour rassembler le corps en morceaux et réduit à n'être qu'un déchet expulsé, accouché, de la politique ultralibérale mondiale. Une maman se portant au secours du juste-né expulsé d'un milieu matriciel auto-suffisant représenté par le club des nantis branchés au réseau des profits virtuels énormes. Eux, les nantis du club auto-suffisant ( comme une matrice ), que Viviane Forrester décrit de manière passionnée, insistante et répétitive, comme pour bien en imprimer l'existence matérialisée, incarnée, dans notre société contemporaine mondiale, jouissent dans un présent éternel de ce dont le plus grand nombre, nommés pauvres comme pour dire les nouveaux-nés que la bonne maman, heureusement, voit et surtout entend, est irrémédiablement séparé. L'état que vous avez perdu, vous les pauvres que je rencontre partout sur la planète, c'est cela. Sentez bien, dans tout votre corps en souffrance, la douleur de ce que vous avez perdu. Soyez bien persuadés que vous avez perdu. Que vous en êtes séparés, mais que pourtant cela vous est immensément douloureux. Viviane Forrester, par son insistance, par la répétition, et par son propre ton passionnel, semble vouloir marteler la douleur de la perte. Vous les pauvres, dont on n'a plus besoin ! Et ceci est irrémédiable ! A cela, pas de solution ! Mais moi, telle une maman face à l'impuissance immature de vous, en si grand nombre, nouveau-nés, ce que vous ne pouvez pas dire, ce que vous ne pouvez même pas imaginer, je viens le dire. J'écris votre souffrance, ainsi je rassemble les morceaux de votre grand corps de pauvreté éparpillée sur la planète, je rends spéculaire votre image morcelée, avalée dans le grand noir de l'indifférence, du non besoin de vous. Mais peut-être que moi, j'ai besoin de vous...
D'un côté, l'éternité idyllique des nantis du profit spéculatif dans leur bulle matricielle, qui semble jouer éternellement entre eux à des jeux virtuels où ils se tirent dessus dans un climat de complicité totale, et de l'autre l'auteur capable de rendre spéculaire l'image rassemblée, réparée dans sa visibilité que la dénonciation passionnelle rend possible, du grand corps collectif du pauvre, du nouveau-né tombé du ciel comme un déchet.
Les pauvres, comme le nouveau-né dans son immaturité morcelante impuissante à retrouver la trace intacte de l'unité corporelle d'avant en état d'apesanteur, ne retrouvent cet état quasiment sensoriel, état de bien-être corporel total, que dans la parole de l'auteur qui se jette devant eux comme l'objet originaire auquel s'identifier d'une manière primaire, sensitive ( la pauvreté privant le corps, atteignant son bien-être, le privant d'un contenant pour son corps tels ces gens sans domicile ). Objet: ce qui se jette devant. Viviane Forrester, auteur de L'horreur économique , s'est jetée devant. Devant lui, le pauvre collectif aux morceaux innombrables incarnés par le grand nombre d'exclus, de gens dont la politique ultralibérale n'a rien à foutre, que l'étrange dictature vire du matriciel.
Viviane Forrester leur parle leur mise au monde par l'étrange dictature. Elle leur parle la douleur originaire, la séparation, elle leur imprime, en la reconnaissant, en en ressentant elle-même la trace organique, la trace corporelle ineffaçable du bien-être d'avant, qui est la véritable dictature, étrange comme elle le dit. Viviane Forrester, parce que le ton passionnel et dénonciateur lui est indispensable pour se situer dans ce temps archaïque de l'histoire humaine, et pour y avoir un véritable rôle en tant qu'écrivain follement attaché à un contexte maternel post-accouchement, ne nomme pas vraiment ce que c'est que cette dictature. Mais cette dictature, n'est-ce pas cette trace en soi d'une unité originaire, sans doute perdue, mais qui dicte pour toute la vie une aventure de retrouvailles?
En tout cas, lorsque la maman se jette au-devant du pauvre nouveau-né morcelé pour, déjà, lui faire signe de telle manière qu'il puisse se rassembler presque corporellement, dans une parole entièrement dédiée à parler de bien-être, même si c'est de manière négative, elle-même en tire profit. Voici que le grand corps des pauvres dont elle se soucie lui profite, au niveau narcissique, peut-être de nature réparatoire, mais encore plus sans doute au niveau sensoriel, corporel, voire matriciel, au niveau de ce confort matériel qui frôle la retrouvaille avec l'avant.
Il y a un bénéfice, un profit, pour l'auteur ( comme il y en a un pour la maman à ce stade précoce du nouveau-né pauvre de bien-être rassemblé, ce qui pose une question à propos de l'altruisme ) à être la métaphore incarnée de ce qu'ils ont à jamais perdu. Ce qu'ils ont perdu, ils le retrouvent à travers elle, à travers son fantasme qu'elle réussit à incarner avec son corps pour lequel, enfin, ça baigne, comme dans l'avant. L'étrange dictature qui les habite, ces pauvres de la planète, elle en incarne le fantasme, elle le présentifie dans sa précarité, elle la fait apparaître. C'est un commencement, pour ces pauvres, et c'est le pourquoi de son écriture pour l'auteur. Quant aux pauvres, comme pour chaque né de cette planète, du matriciel aussi bien que de son fantasme incarné il y a à faire le deuil pour vraiment renaître à autre chose.
Mais, pour le moment, intéressante est cette mobilisation de l'opinion publique mondiale que Viviane Forrester, dans son triomphe passionnel, cherche à rassembler comme refus de la politique ultralibérale, comme résistance. Mais de l'étrange dictature, chacun de nous, habitant de la planète des retrouvailles, n'a-t-il pas à en faire le deuil comme le deuil de l'emprise matricielle sur notre vie, pour mieux faire jouer la trace originaire, la référence unique que fut notre bien-être flottant d'avant, comme unité de mesure et de jugement par rapport aux choses et personnes nouvelles rencontrées? Rassembler, sur ce mode primaire ( et indispensable à condition de ne pas s'y éterniser ), est très intéressant, très généreux, à condition d'aborder par lui le deuil du matriciel.

Alice Granger 

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