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La part du Diable - Michel Maffesoli
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

 

Editions Flammarion.

 

Il faut croire Michel Maffesoli lorsqu'il nous parle de la mutation post-moderne. Que nous nous en réjouissions ou pas, c'est vrai, cette mutation a eu lieu. Un cycle, celui qui s'est inauguré par la consécration du bien en valeur absolue, celui de l'ontologie, celui de la métaphysique et de la tradition judéo-chrétienne, a pu s'achever.

Un autre cycle commence, avec le grondement de la révolte, de la rébellion souterraine, comme le retour du refoulé du cycle précédent. Alors que dans le cycle précédent, Prométhée semblait dominer Dionysos, une stratégie ouranienne paraissait gagner sur une stratégie chtonienne, alors qu'était promis au ciel et dans l'avenir ce qui était impossible sur la terre ici et maintenant, une mutation s'est produite qui a comme dans une réponse magique, envoûtante, enveloppante, contenante, fait proliférer la materia prima, dans un dépassement, un renversement incroyable du concept de séparation qui avait cours dans le cycle précédent.

Plus personne n'est séparé (séparé et ne pouvant espérer des retrouvailles qu'au paradis, qu'au ciel, à condition de le mériter, d'obéir à ce qui est édicté comme bien) puisque cette materia prima, par une mutation inattendue, que ceux qui ne connaissent pas le monde n'ont pas vu venir, s'est étendue comme ce que j'ai envie d'appeler une métastase. Certes, et c'est tragique, un tragique que le cycle précédent refoulait, c'est comme une mort jusque-là déniée, la matrice primordiale est perdue, mais la réversibilité est désormais possible, parce que le monde tel qu'il est, la terre, les fruits de la terre, sur fond de douleur commune à toute la fraternité reliée compassionnellement, en sont la métaphore dont il faut d'autant plus jouir avec intensité, ardeur, que l'impermanence des choses est une certitude. Il faut jouir, jusqu'à l'orgie, dans l'excès, de l'ici et maintenant, des fruits de la terre, parce que la vie est courte. Impossible de refuser un tel biberon, de ne pas être entièrement dans cette addiction.

Michel Maffesoli nous parle de cette mutation post-moderne en initié. Un initié qui ne résiste pas à l'initiation, mais, au contraire, constatant la matérialité de la mutation, constatant le monde tel qu'il est (expression qu'il utilise si souvent, de même que tout un chacun ), ce monde tel qu'il est qui n'était pas ici et maintenant dans le cycle précédent, s'engage dans l'ouverture souterraine de la terre, dans l'intérieur primordial, et, en visitant le centre de la terre et en rectifiant il trouve la pierre cachée.

Comme si, dans le cycle précédent, le néo-cortex s'était avéré en fait impuissant, dans ce cycle-là, grâce à la mutation qui a fait proliférer une sorte de nouvelle matrice rendant matériellement réversible la séparation sur fond de mort, de douleur, d'impermanence des choses qui unit dans la compassion la fraternité humaine, voici que le cerveau reptilien et le cerveau des passions peuvent être victorieux. Nous sommes entrés dans un cycle où le sujet pensant ne sert plus à rien, où le moi individuel s'éclate dans un soi collectif parce que ce retour intra-matriciel serait le désir le plus commun à chacun des animaux humains, où un hédonisme diffus est à l'œuvre partout, où l'extase vers le grand tout collectif se consume littéralement et physiquement.

Un cycle où les hommes ont ici et maintenant, dans le monde tel qu'il est, dans cette nature dont il y a lieu de se demander si c'est la même qu'avant, ont la possibilité de s'animaliser. Michel Maffesoli semble insister sur la réalité matérielle de cette mutation, une telle mutation que les humains se trouvent dans une nature-contenant, envoûtante, pleine de fruits sucrés mais aussi amers, cruels, de la même manière que les animaux qui, eux, n'ont pas besoin de se demander comment les choses sont ainsi à leur disposition. Comme si, par cette mutation, qui produit par la bio-technologie les fruits de la terre comme si ceux-ci étaient naturels, les objets comme les fruits de la terre, les humains, jetés là, sur cette terre, dans cette tragédie d'être jetés avec sans cesse sur eux l'ombre omniprésente de la mort, rejoignaient cet état qui est celui des animaux depuis toujours. La tragédie si souvent mise en scène théâtralement, et des jeux de rôles cruels.

Quelle mutation? Maffesoli n'en parle jamais directement. Il parle simplement de ces jeunes qui ne votent pas, qui ne cherchent plus à se mesurer aux plus vieux et à les renverser, qui s'intéressent à autre chose, pas aux institutions, qui s'éclatent avec les copains dans des pratiques tribales, entre fusion, imitation, toujours comme s'ils se reliaient à leur double, comme s'ils étaient à travers l'autre, les copains, en reliance avec leur jumeau, leur double de l'ombre, souterrain, dionysiaque, communiant tous ensemble dans le bain de bruit, par exemple la techno, l'excès, comme la preuve qu'un forcing violent peut effectivement faire repasser de l'autre côté, du côté matriciel, cordon ombilical renoué, provisoirement, tout ceci dans un vide de phrases, dans une vacuité, puisqu'il s'agit de sentir, des sens, de psychotropes ou de drogues qui reproduisent l'envoûtement.

Sous l'ombre omniprésente de la mort, les jeunes et tous ceux qui, irrésistiblement, s'inclinent aussi vers cette maturité de la jeunesse, répondent dans une sorte d'envoûtement, de transes, d'effervescence, à l'appel de leur double souterrain dont collectivement ils gardent la mémoire, jumeau-mémoire d'un état archaïque, fœtal, flottant, dans un bain amniotique reproduit par les bruits, battements de cœur maternels rappelés par la musique techno. Le jumeau, le double, chaque autre glissant dans les mêmes transes, se lovant dans le creux similaire que le monde tel qu'il est offre, ou la crypte, ou les plis, ou n'importe quel contenant sur fond de néant et de chaos où pouvoir en transes mystiques ou de manière indolente et flegmatique s'enrouler comme un enfant éternel souterrain, ce jumeau dionysiaque, ce Diable auquel la mutation laisse toute sa part puisque dieu est forcé de se déclarer impuissant, ce mal qui comporte aussi du bien par la possibilité de jouir provisoirement des fruits de la terre et d'être homéopathiquement calmés chacun dans sa niche qui ressemble à toutes les autres, est ce roi jusque-là clandestin qui fascine.

La mutation n'est-elle donc pas d'origine bio-technologique, qui d'une part ne rend plus le travail aussi obligatoire, aussi aliénant, et qui, d'autre part, permet de produire, par les objets divers, changeants, se succédant les uns aux autres, les fruits de la terre, accessibles ou défendus mais en tout cas là, visibles ou rendus médiatiquement visibles, prenable de manière douce ou violente, dans un accès de violence ou paisiblement? Mutation d'origine technologique et biologique qui, aussi, s'occupe du corps, de sa santé, de ses plaisirs, de ses besoins.

Jamais comme maintenant la sensation n'a été rendue possible qu'il y avait autour de soi, commun à toute la fraternité jetée là sur terre tragiquement sous l'ombre omniprésente de la mort et dans une impression de néant, une nature, un contenant, une enveloppe, des choses, des fruits permis ou interdits mais prenable par forcing, qui offre la possibilité d'une réversibilité provisoire mais très intense, très passionnelle, très orgiaque, de la séparation matricielle, possibilité de réversibilité de la séparation qui n'est pas refusable, de laquelle au contraire seule l'addiction peut rendre compte. Par la bio-technologie, tout ne se passe-t-il pas comme si la matrice originelle, dont Dionysos, la partie démoniaque en soi, le double souterrain, le diable, le mal puisque cela s'inscrit comme souffrance, comme manque chronique, comme malignité, garde la mémoire dont Maffesoli dit que c'est le double en chacun de nous, (insistance à dire que personne n'échappe à cette mutation, même à la dénier), avait pu se métastaser dans ces choses ici et maintenant offertes tels les fruits de la terre? Comme si la malignité avait pu, par les moyens inouïs des techniques, des savoirs, prouver et étendre sa force souterraine, archaïque, primordiale, depuis la nuit obscure des profondeurs, et se métastaser dans l'espace-temps d'après la naissance, sur terre. Psychologie Jungienne.

Dans le cycle précédent, la tragédie, le mal, le fait d'être jeté sur terre dans une immense vulnérabilité, la mort dans la sensation de précarité et de risque extrême, la mort dans le fait que la séparation avait mit fin à quelque chose, tout cela était refoulé par la promesse du bien dans le ciel, même si le diable ne cessait de tenter par des choses plus terrestres, plus orgiaques, plus dionysiaques, plus terriennes, plus souterraines, plus dans la mémoire matricielle, dans l'inconscient collectif, dans les profondeurs, dans la mémoire corporelle du bain fœtal. Il n'y avait peut-être pas de choix, puisqu'il était impossible de faire apparaître dans sa matérialité incroyable, dans sa proximité, dans son immédiateté, le prolongement métastasique de la matrice d'avant. Tout se passait comme si, pas encore secondée par la bio-technologie, la Grande Mère primordiale, matricielle, le fond dit par Maffesoli féminin des choses, ne pouvait pas faire agir sa force incroyable, magique, envoûtante, prenant appui sur la mémoire archaïque de l'enfant éternel tapi comme un double, comme un jumeau, comme une possibilité d'une double vie, à l'intérieur de soi sans exception, et donc était obligée de se tourner vers une instance supérieure, vers dieu supposé être plus fort que le diable, vers le néo-cortex plutôt que le cerveau reptilien et des passions, pour que ce dieu pallie autrement au manque constitutif des humains, pour qu'il leur dénie la mort par la promesse du paradis, et alors cette mort cesse apparemment de planer telle une ombre omniprésente et toute puissante sur les humains.

Tout se passait, dans le cycle précédent, comme si la Grande Mère primordiale se laissait refouler sa force, sa puissance, s'enracinant dans la force dionysiaque désirant l'union souterraine orgiaque avec le grand tout, pour feindre de laisser tous les pouvoirs, pouvoir de domination, à dieu, au père, à une structure patriarcale, tout en sachant que le père ne pourra rien faire, tout en étant secrètement persuadée que c'est elle qui est la force, qui est l'ombre omniprésente de cette mort qui rend si ardente la jouissance des choses provisoires, multiples, changeantes, complexes, qui, lorsque la mutation a eu lieu, peut offrir dans l'impermanence des choses plusieurs vies en une.

La mutation post-moderne a rétabli le matriarcat. Le cerveau reptilien et des passions est victorieux sur le néo-cortex qui n'a rien pu faire, tel un père impuissant.

Papa a beau sembler s'éterniser dans ses phrases, se passionner par l'activité de son néo-cortex, pour la poésie, la littérature, s'écartant, seul, c'est un dieu déchu, qui jamais, c'est sûr maintenant, n'aura le pouvoir et les moyens de nous matérialiser les plus beaux fruits de la nature et du monde tel qu'il est, il devra se plier aux exigences dionysiaques des animaux humains tels qu'ils sont. Maman sait cela depuis longtemps. Elle sait que c'est elle la maligne. Maman abandonne la femme en elle, celle qui pense qu'il ne se passe rien entre la fille qu'elle est et ce garçon qu'il est, que ce qui se passe c'est une intense nostalgie commune à chacun d'eux pour leur double souterrain, ce mal jumeau, ce quelque chose de malin qu'il s'agit d'arriver à amener à la reproduction. Maman laisse la fille, la femme en elle, être envahie par quelque chose de très malin, par la Grande Mère primordiale, elle ne sera plus que mère, que matrice, guidée dans son savoir-faire par toutes les techniques, par tous les savoirs concernant le bien-être corporel et mental, elle se consacrera aux enfants que très vite elle aura, elle sera leur enveloppe, leur contenant, leur creux, leur crypte, elle sait qu'elle se prolongera toute leur vie d'enfants éternels par le monde tel qu'il est. Papa laisse maman être colonisée par la mère, et même il se laisse lui-même rectifier initiatiquement, visitant l'intérieur de la terre jusqu'à trouver la pierre cachée. A travers la transformation maligne de maman en mère matricielle, toute à ses enfants, il est possible à elle et à papa, en imitant leurs enfants, en fusion avec eux, qui s'éclatent si bien et sont dans le creux calmés, de redevenir eux-mêmes enfants éternels, de manière contagieuse, contaminante. Avec cette Grande Mère prolongée par la nature telle qu'elle est, par le monde tel qu'il est, et par les animaux humains tels qu'ils sont, dans une sorte de symbiose imitationnelle généralisée, il est possible pour les enfants-animaux de vivre une orgie avec la mère amante.

Bien sûr, dans cette mutation post-moderne, la morale est très loin, et ne sert à rien. L'appel du jumeau souterrain Dionysos, sous l'ombre omniprésente de la mort qui pousse à jouir de toutes les opportunités qui se présentent parce que la vie est courte, et dans cette nature où les fruits de la terre sont très visibles, pléthoriques, changeants, éphémères, est irrésistible. La matrice est là, elle appelle à l'orgie, tout cela est très concret, c'est peut-être amer, on n'a peut-être pas les moyens, mais on a le temps, on peut transgresser et alors c'est possible de prendre, de se consumer, le corps libéré des contraintes du travail peut s'éclater, bref il y a cette sensation du creux, de la niche, de la crypte. Je crois que, pour finalement calmer, ranger chacun dans son pli, toutes ces niches que l'animal humain peut rejoindre par la sensation envoûtante de réversibilité, de manière libre ou bien apparemment transgressive et violente, cruelle, sont beaucoup plus efficaces que n'importe quelle morale. Pendant ce temps, la maligne bio-technologie produit tranquillement les fruits sucrés et amers de la terre. Et ces enfants éternels sont vraiment très mignons, même ceux qui s'éclatent de manière si sauvage, dans tant de bruits…

Alors, oui, c'est vrai, le cerveau reptilien, qui concerne les phénomènes religieux et politiques, et le cerveau des passions, ont gagné sur le néo-cortex. Le vide de phrases est frappant. Mais le néo-cortex aurait-il donc dit sont dernier mot, sa dernière phrase? Peut-être est-ce seulement maintenant que quelques-uns, et d'autres, peu à peu, dans une éclaircie dans le ciel, sauront à quoi il sert, ce néo-cortex jusque-là assez impuissant, assez fumeux, comme le poète? Car, pas d'autre horizon que l'orgie incestueuse avec la Grande Mère, en éternel enfant fasciné par son jumeau souterrain? Vraiment?

Alice Granger Guitard

26 juin 2003

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