23 ans !





Accueil > LITTERATURE > Le temps des tribus, Michel Maffesoli

Le temps des tribus, Michel Maffesoli
par Alice Granger

Bienvenue dans Adobe GoLive 6

Editions de la Table ronde.


Ce qui est merveilleux, c'est de constater en lisant et en écrivant chaque fois une " Note de lecture " à quel point les lectures précédentes interviennent dans la lecture présente d'un livre, l'orientent différemment, la font bifurquer, enrichissent la compréhension, permettent d'entendre chaque fois un peu mieux la pensée et la recherche de l'auteur. Ainsi la lecture d'Edgar Morin m'a permis de mieux entendre ce nouveau paradigme dont parle Maffesoli. De même la notion de mère paradigmatique introduite par le pédiatre Aldo Naouri dans son livre Des mères et leurs filles a contribué à une autre écoute de ma part de ce que pouvait être ce nouveau paradigme de l'époque postmoderne dans laquelle le tribalisme est une vraie révolution culturelle. D'une manière différente, des auteurs très critiques vis-à-vis de cette postmodernité, comme Annie Lebrun déplorant la disparition de l'imaginaire et un processus de démétaphorisation au profit du virtuel qui devient réalité, constatant ce désir planétaire de se lover régressivement, on dirait, dans une toile virtuelle, ou comme Philippe Muray très sensible au discours de la fête ambiant ayant pour conséquence l'envahissement on pourrait dire à la manière foetale de tout l'espace par le bruit, les personnes, ou comme Nicolas Bonnal s'insurgeant aussi contre le virtuel, Internet et la nouvelle voie initiatique, contre ce réseau déjà prévu dans la Bible et quelques personnes en tenant les ficelles, tous ces auteurs mettant en relief l'aspect négatif de cet autre temps qui a commencé m'ont permis d'entendre ce que Maffesoli appelle l'harmonie conflictuelle au coeur de ce vivre-ensemble tribal, l'unicité comme conjonction des contraires. Cette nouvelle façon de vivre, que Maffesoli appelle tribale, avec son aspect sauvage, émotionnel, fusionnel, rituel, précaire et changeant, le serpent Ouroboros foetal se lovant dans ce qui se présente cycliquement, en appelle non seulement à une sorte de tolérance infinie, qu'on sent analogue à celle de la femme enceinte à l'égard du corps antigénique qu'est l'embryon puis le foetus, tolérance car on n'y peut rien à cet envahissement, à cette prolifération, mais aussi à l'intolérance sinon cet envahissement devient métastasique, cancéreux, mortel, matricide.

Le nouveau paradigme à l'oeuvre dans la société postmoderne est analogue à la mère paradigmatique dont parle Aldo Naouri, totalement dévouée à son enfant en danger de mort, totalement dans la proxémie avec lui, envahissable, capable de réanimer la vie en lui, de le faire venir de la mort à la vie en lui assurant, par le dévouement de sa personne, par ce rôle qu'elle a à ce moment-là, cette vitalité souterraine, cette force de vie s'enracinant dans un déplacement possible au niveau culturel de la fondation foetale de chaque vie. L'enfant en danger de mort, c'est la même chose que le tiers qui s'il est exclu est en danger de mort, que l'étranger ou l'esclave en Grèce que le dieu venu d'ailleurs, Dionysos, se devait d'intégrer. Cette mère paradigmatique, en lisant Maffesoli on sent que chaque personne doit, dans l'organisation tribale qui accueille le tiers exclu de l'ordre économique, mécanique, individualiste, narcissique, progressiste car dans cet ordre-là un grand rêve s'avère de plus en plus sacrifié, en jouer le rôle chaque fois que l'occurrence en surgit, dans le cadre d'une solidarité de masse, de peuple, d'une socialité qui prend acte matériellement, organiquement, de cette fondation archaïque, régressive mais aussi ingressive (de " ingresso ", l'entrée en italien) car introduisant à un autre espace-temps beaucoup plus généreux qui est ce d'où chacun tire son énergie, sa force souterraine, sa puissance. Ce quelque chose en puissance doit être comme les fondations d'un édifice. Jusque-là, avec cet individualisme propre au pouvoir économico–politique et qui date des Lumières, où l'objet à posséder est censé faire le bonheur des humains, où c'est la logique de la domination qui mène le jeu, une logique disjonctive, les hommes étaient comme des édifices sans fondations solides, donc pouvant à tous moments s'écrouler, et focalisant la notion de pathos et donc de remède et de progrès.

Le nouveau paradigme que j'appelle mère paradigmatique en faisant entrer en résonance plusieurs lectures et recherches met en relief la personne (et non pas l'individu et le pouvoir), la persona, c'est-à-dire un rôle à jouer dans la théâtralité tribale, un rôle pas du tout immobilisé, éternel, mais dans ce présent-là qui ne dure pas. La façon dont la personne, dont chaque personne, entrant en relation avec l'autre, avec les autres, et en tenant compte du tragique de la vie, loin de la dichotomie objet/sujet, pour ne pas l'exclure, joue le rôle de la mère paradigmatique attentive à ce que la vitalité de l'enfant éternel en soi, se manifestant dans l'autre ici présent, ne disparaisse pas, reste en puissance, survive. La personne, occurrence de la mère paradigmatique, n'intervient pas dans le cadre d'une relation d'objet, mais dans une relation de type matriciel, gestationnel, permettant à l'Ouroboros foetal de se lover, de manière archaïque, régressive mais aussi ingressive, d'habiter un bain émotionnel, fusionnel, une sorte de climat originaire reconnu à chacun des membres de la communauté, assurant une fondation solide à chaque membre de cette communauté humaine, une sorte de sensibilité esthétique reconnue à chacun dans la matérialité sentimentale de la structure locale plutôt que globale.

Le fait de pouvoir vivre au jour le jour de manière dionysiaque, c'est-à-dire selon une identité primaire, organique, souterraine comme la sensibilité foetale, le fait que cet état-là puisse exister en puissance dans une structure tribale,de proximité, de manière émotionnelle, fusionnelle, intégrant le tiers, l'étranger, empêche que la vie sociale se tisse sur du pathos. Voici une socialité qui n'a que faire de la notion de pathos indispensable par exemple à l'idéologie médicale. Quelque chose de pré-individuel demande à être admis dans une structure d'accueil pour s'y installer en puissance, en force de vie, en réserve d'énergie. Dans les fondations de la construction des êtres humains, doit aussi se construire, en premier, et en puissance, en creux, en intériorité, une organisation gestationnelle dans laquelle chaque humain arrivant dans ce qui est puisse être accueilli. Toute communauté humaine digne de ce nom se doit d'être mère paradigmatique par rapport à chaque être humain précipité dans le tragique inhérent à la naissance et aux aléas de l'existence accentuant la précarité de chaque chose. En ce sens, chaque être humain est un tiers exclu du milieu matriciel originaire qui doit être accueilli dans une nouvelle matrice faite de culture, d'un sentir en commun qui relie les différents autres. Religion, ce qui relie, qui vient de la masse, du peuple. Qui dit gestation prise en compte par la structure tribale, solidaire, dit une tolérance infinie parce que veille une intolérance également infinie. Voici l'harmonie conflictuelle, qui est la véritable harmonie. Voici la contradiction. Car ce qui est gestationnel ne peut s'installer dans l'éternité. Le milieu matriciel ne peut être que précaire, ne peut être matriciel véritablement que s'il inclut dès le départ, comme dans une grossesse, la naissance inéluctable, donc la fin de la gestation. C'est pour cela qu'il s'agit de puissance et non pas de pouvoir. Cela existe en puissance. Cela revient cycliquement, selon les occurrences. Voilà pourquoi, comme l'indique Maffesoli, les tribus sont précaires, changeantes, très différentes, chaotiques, désordonnées. Gestation et naissance.

La nature comme partenaire et non plus comme objet. Non plus économie généralisée mais écologie généralisée. Paradigme esthétique prenant en compte cette puissance souterraine à un niveau culturel, dans une pratique communautaire d'entraide d'où aucun autre présent ou à venir n'est exclu. Voici une transcendance immanente, une véritable aristocratie du peuple dont le pouvoir économico politique ne s'était pas soucié. Le peuple : tous ceux qui ne croient plus au pouvoir du pouvoir, à l'idéologie du progrès, et qui se tournent vers la proxémie, les réseaux locaux d'entraide, de solidarité, vers une nouvelle socialité au jour le jour, apparemment sans projet.

 

Ce très intéressant livre de Michel Maffesoli peut aussi entrer en résonance avec la question de la dépression dans notre société, dépression qu'analyse par exemple Pierre Fédida qui la montre comme un retrait, un repli (Maffesoli parle aussi de ce repli du peuple ne s'intéressant plus à la politique, ne se laissant plus prendre à l'excitation des prochains progrès promis) pour se protéger de trop grandes excitations extérieures ou intérieures. Fédida parle souvent, à propos des déprimés, de manque de fondation, comme d'une maison qui s'effondre parce que les parties souterraines n'ont pas été construites solidement ou sont presque inexistantes. Maffesoli, lui, ne cesse pas de conduire sa recherche du côté de ces fondations, du côté de cette centralité souterraine, de cette puissance qui précède le pouvoir, de cette force interne qui est vitalité, force de vie.

Alice Granger 

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?