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Mammifères - Pierre Merot
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Flammarion.

 

Dans un roman qui porte ce titre, Mammifères, ce sont les mamelles et tout ce qui en est pourvu qui est important. Car le héros de ce roman, l'oncle, pourrait-il boire à l'infini, pourrait-il être sûr de ne jamais s'arrêter de boire, s'il n' avait pas ces mamelles, et à l'intérieur de ces mamelles, quelque chose à boire? Etre relié par les mamelles, boire, téter, s'embryoner. Drôle d'histoire d'amour que cette addiction, qui consiste à boire jusqu'à la soif. Boire l'alcool jusqu'à ce reste, la soif non désaltérée. Jusqu'à la haine. La mamelle ne donnait pas à boire pour qu'il n'ait plus soif, elle donnait à boire pour qu'il ait de plus en plus soif jusqu'au vertige tourbillonnant de l'engloutissement à l'envers.

Pierre Mérot, dans ce roman, semble écrire "mammifères" pour écrire "alcooliques" et mères d'alcooliques.

De quoi a-t-elle soif, cette mère de l'oncle, tyrannique et possessive, qui ne lui lâche pas les baskets alors qu'il a quarante ans? Et au nom de quelle bizarre addiction cet oncle est-il retourné chez ses parents, à quarante ans, "nel mezzo del camin di nostra vita", après deux essais de suicides affectifs (un mariage, un essai de vie commune avec une femme divorcée et ses trois enfants) et un grand nombre d'aventures sexuelles qui ne l'ont pas retenu? Certes l'oncle fréquente beaucoup de femmes qui boivent jusqu'à la soif comme lui, mais on dirait que rien ne l'a retenu de remonter envers et contre tout jusqu'à la source, jusqu'à la mamelle, jusqu'à l'embryon.

Il est question de femelle dominante, du calcul égoïste et médiocre à l'origine de la conception d'un enfant, et non pas l'enfant comme fruit d'un amour, il est question de la reproduction de quelque chose dans le désir d'enfant. Quelle est la soif qui poussa sa mère à l'acte reproductif qui aboutit à l'oncle? Que s'est-elle mise à boire à travers le garçon auquel même lorsqu'il a quarante ans elle ne lâche pas les baskets? Ce roman, entre les lignes et même ouvertement, ne cesse de faire courir une investigation sur la soif de la mère, sur le fait que la soif de l'oncle se relie à celle que sa mère, à travers sa tyrannie, sa possessivité, ses manies, fait entendre comme la sienne. Comment quelque chose se reproduit de la mère au fils.

Femelle dominante. La soif de cette femelle. Le garçon dominé par cette soif de la reproductrice, par son pouvoir. Sexualité de l'oncle marquée par le fait de se faire dominer, de se faire rabaisser. La soif de sa mère en haut, se reproduisant ensuite dans chaque aventure, et sa soif à lui en bas, soif de la soif. Et en même temps, désir de lutter contre cette famille, contre cette mère dominante et contre ce père qui lui aussi aime être dominé pour mieux rester enfant. L'oncle boit pour se relier ombiliquement à la soif qui a présidé à sa reproduction, mais il boit aussi pour détruire l'ennemi qui est en lui, celui qui se complaît dans l'addiction, dans une joie funèbre. Alors, il lui arrive d'être heureux, heureux de ne pas ressembler à une famille étroite et à tous ceux qui l'empêchent de vivre. Heureux d'être un dissident parmi ces enseignants du Val d'Oise si médiocres et incultes. Heureux de se sentir vivant, indemne, et de se voir accordé à lui seul un trésor extravagant et provisoire, quand plus personne ne peut prétendre être à sa place comme une mère incroyablement envahissante qui veut le biberonner à vie. Même dans une époque aussi médiocre, même en semblant téter jusqu'à la soif le biberon de l'alcoolisme, l'oncle réussit en des instants exceptionnels, par l'écriture on dirait, à n'avoir soif de rien, à ne pas être en état d'addiction, d'insatisfaction, mais à être, dans une solitude qu'une poignée d'autres vivent aussi, dans une colère encore contenue, mais proche de l'éclatement.

Roman pour écrire comment l'alcoolisme peut être la longue recherche pour savoir pourquoi on a été reproduit, en exploitant pour cette investigation spéciale les ornières de l'addiction, celles qui conduisent inexorablement à cette vérité que ce qui s'incarne comme un placenta tyrannique pour l'éternité, c'est aussi ce qui tue par cirrhose, ce qui ne veut pas vraiment laisser vivre, naître, c'est ce qui veut garder dans son ventre cercueil pour se reproduire à l'envers par vase communicant. Mère qui le garde dans son intérieur, dans son ventre, dans l'appartement familial, dans sa sollicitude maternelle abusive, mère qui veut que son fils soit en état de manque, d'insatisfaction, d'échec, pour mieux être la seule à savoir combler ce manque. Et le fils, pour mieux faire ressortir le caractère fanatique de cette mère le gardant dans son ventre, le faisant rentrer dans son ventre, le faisant involuer jusqu'à l'embryon et jusqu'à rien, boit jusqu'à la cirrhose, jusqu'à la mort, jusqu'à faire apparaître que le désir d'enfant n'est que le désir de reproduire quelque chose, qu'un calcul, ce n'est pas vraiment le désir que naisse un être absolument singulier, dans la tête et le corps duquel personne ne peut pénétrer pour conduire sa vie à sa place.

En conclusion de ce beau roman, l'oncle naît à des instants heureux de vie où personne ne se met plus à sa place.

Alice Granger Guitard

7 septembre 2003

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