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Minoritaire, Gérard Miller
par Alice Granger

Exigence : Litterature Editions Stock.

Belle, cette révolte qui ne s'épuise jamais, et qui, à bien l'écouter, semble venir d'ailleurs, de loin, faisant taire le soupçon qui la réduirait à n'être qu'un expédient médiatique.

Quelque chose, dans ce livre, insiste à se faire entendre, ne se laisse jamais clouer le bec, et pousse Gérard Miller à toujours apparaître, voire à s'exposer, toujours à dévoiler l'injustice pour mieux mettre en relief une justice originaire d'où lui vient, montre qu'il vient, un chanceux, un élu, sensation de l'élection. Dans le contraste, il donne à voir et à entendre une chose originaire dont lui se trouve, par chance, pourvu comme un viatique infini, et qu'il voudrait partageable. Sa révolte montre cependant que « minoritaire » est l'élu, par rapport à ceux qui ne le sont pas.

C'est à la fin du livre que j'ai noté la chose d'où tout commence : Gérard Miller, tout le monde lui dit, en particulier ses ennemis, qu'il a une vie agréable, et lui répond que c'est vrai, mais pourquoi est-ce que ça devrait changer, ce n'est pas parce qu'il se bat pour plus de justice pour chacun qu'il devrait pour lui-même commencer par un sacrifice. Je dirais : bien au contraire ! Car c'est ça, essentiellement, qu'il vient dire, c'est une voix qu'il fait entendre, une parole vive qui se dit non seulement avec les mots mais aussi par son corps qui apparaît. Ce n'est pas le cas de tous les psychanalystes, lui quelque chose le pousse à se montrer, il a quelque chose à faire, il semble obéir à un ordre donné dans l'en deçà, dans le lieu originaire de sa chance inouïe, d'où lui vient la sensation de l'élection. Ordre d'aller réveiller ? De reconduire au réveil les hypnotisés ?

Car ce n'est pas pour rien que Gérard Miller s'est très tôt, dès l'adolescence, intéressé de manière active à l'hypnose. Même, et surtout, ayant perdu sa mère à l'âge de quinze ans. Sa mère juive. On pourrait dire, en reprenant une notion chère à Aldo Naouri, sa mère paradigmatique. Je dirais, sa mère matricielle. Une mère paradigmatique, ça se dévoue totalement pour donner à la vie son enfant, pour le donner à la lumière, et puis ça s'en va, ça se sépare pour toujours. Reste la trace vive, la référence unique, le viatique.

Ne pourrait-on pas dire, être mis sous hypnose originaire c'est être ramené dans l'en deçà, le sommeil flottant, dans le matriciel que la mère paradigmatique, autre nom de la mère juive, sait si bien faire perdurer (vie où littéralement tout baigne pour le chanceux, voire l'élu) ? Le jeune Gérard Miller a tout de suite noté qu'il y a tout ce qu'il faut pour que l'hypnose, ça marche, pourvu qu'il y ait de la parole, cette sorte de parole envoûtante (entendre, mettre sous voûte, enroulante). Très jeune, il est stupéfait de s'apercevoir à quel point les hommes acceptent cette servitude volontaire, qui les fait obéir, comme téléguidés, peut-être, en fait, depuis l'en deçà, par une parole.

Quand on est chanceux, quand on est élu, quand une mère paradigmatique nous donne le viatique pour la vie, la jouissance totale qu'elle provoque est intenable, d'où le malaise du jeune garçon devant les paroles et attitudes enchanteresses des adultes à l'égard des enfants, il faut s'en réveiller, voire être ramené au réveil par la mère paradigmatique qui se sépare d'elle-même. Mais impossible de ne pas obéir, y être pris, mis en lévitation, asservis, comme si le refoulement et la résistance ne suffisaient pas à se révolter contre ça. La révolte va se déplacer. Se révolter pas contre ça, mais devant l'injustice qui atteint ceux qui n'ont pas ça.

Une parole, dite pendant le sommeil originaire, fait obéir, fait exécuter l'ordre donné, celui de donner à voir cette sorte d'état d'élection, comme un ordre donné sous hypnose, que la personne ne peut pas ne pas exécuter une fois réveillée. J'ai et eux n'ont pas. Tranquillement en révolte. Juxtaposition. Elu, avec l'excès que cela implique, l'intenable de l'effet de jouissance totale, et les pas élus. Ceux qui pourraient en prendre un peu, de cet excès ?La situation révoltante, retournante, est-elle celle de l'injustice qui atteint les non chanceux, les non élus, ou bien la situation étouffante de l'élection, comparable à celle de l'hypnose d'où heureusement l'hypnotiseur (l'hypnotiseuse) réveille ? La question juive est très importante dans ce livre. Gérard Miller en parle à la fin du livre.

Téléguidé, pour aller à côté des autres, eux dans une situation injuste, et lui non, et ce n'est pas juste, tout le monde a le droit à la même chance, être traité pareillement. Sa révolte attire l'attention sur lui, fait se retourner vers lui. Il exécute l'ordre, lui le gentil petit canard auquel rien ne manque va se mettre au milieu des vilains petits canards qui manquent de beaucoup de choses. Le jeune maoïste travaille pendant des mois comme ouvrier agricole.

Il y a donc cela, la révolte. Injonction qui vient d'ailleurs. Injonction à aller dire qu'il n'est pas juste que chacun n'ait pas la même mère paradigmatique. Injonction à aller dire, encore et toujours sous l'envoûtement de l'originaire, sous l'influence de cette unité de mesure unique, que, sans exception, chacun a eu droit à cet état matriciel, que ça devrait unir les hommes. Egalité perdue. En réalité, tout le monde n'a pas eu de mère paradigmatique. De mère juive. Celui qui se révolte est du côté de l'élection. Son corps et sa parole le disent. Le jeune maoïste avait beau être ouvrier agricole, une sacrée différence devait sans doute s'écrire par son corps et sa parole par rapport aux autres ouvriers. L'essentiel, c'est ce que la juxtaposition, le contraste, fait voir.

N'y aurait-il pas dans cette militance quelque chose de l'ordre d'un rituel de funérailles pour que la mère paradigmatique puisse bien se reposer en paix ? Parole en hommage à cette mère paradigmatique disparue, à travers les occurrences qu'offrent les non élus, les victimes, façon de lui faire atteindre la vie éternelle en suscitant chez les non élus le désir de se reconnecter à leur propre mère paradigmatique, le désir de la replacer comme unité de mesure pour leur propre vie ? Réussir à mettre en résonance sa mère juive à lui avec celle que les non élus ne savaient pas jusqu'à ce jour qu'elle était aussi leur unité de mesure unique ? Immortelle, la sienne, réunie à la leur ? Apaisée ?

L'injonction à obéir à l'ordre donné sous hypnose ou comme dans la métaphore d'une situation intra-utérine, cette étrange servitude volontaire, ne serait-ce pas la même chose que de s'acquitter d'une sorte de dette, aller accomplir ce pourquoi on est né, on a été conçu, il y a pour chacun de nous sans exception une raison de notre arrivée sur terre. Rien de gratuit. S'en acquitter pour bien vivre, librement. S'acquitter de ça comme accomplir un ordre donné sous hypnose par l'hypnotiseur. Entendre aussi : ça quitté. Réussir la séparation originaire.

Gérard Miller a perdu sa mère à l'âge de quinze ans, mais restent son père, médecin, et surtout son très brillant frère aîné, Jacques-Alain Miller, devenu gendre et exécuteur testamentaire de Jacques Lacan. On dirait que cette haine dont il dit que jamais elle ne disparaîtra entre les humains, lui l'a connue avec ce frère aîné si brillant, bien plus élu que lui. D'une part la mère paradigmatique se sépare inexorablement, se défait comme placenta (jumeau), après s'être donnée totalement comme nourriture et restant comme trace vivante, d'autre part il reste ce frère si enviable, rendant immensément jaloux, faudrait littéralement se l'incorporer pour être comme lui. Incorporation symbolique. Anthropophagie symbolique. Gérard Miller nous semble avoir appris quelque chose d'essentiel avec ce frère aîné, qui fait qu'il sait comment la haine envieuse, jalouse (qu'il repère comme inextinguible notamment dans l'antisémitisme) peut devenir le moteur d'une transmission dans une relation de hiérarchie entre quelqu'un qui est en haut, en triomphe, si enviable, excitant la jalousie, et quelqu'un qui est en bas, qui ressent cette faim spéciale qui pousse jusqu'au passage à l'acte, jusqu'à l'acte d'incorporation symbolique, jusqu'à le manger symboliquement, celui qui est en relief sur la croix de son triomphe, pour devenir comme lui. De sa relation avec ce si enviable frère aîné, dont il était si différent avant qu'il se mette à l'imiter, (peut-être pouvons-nous entendre Jacques-Alain dire à son frère Gérard, ceci est mon corps, prends et mange, ceci est mon sang, prends et bois, l'essentiel c'est ta faim et ta soif, et celle-ci elle te vient de notre mère paradigmatique, c'est ce qu'elle t'a et m'a laissé en héritage, nous, nous savons avoir vraiment faim et soif), Gérard Miller garde l'impossibilité de se satisfaire de ce qu'offre la télévision. La télévision, ne donne-t-elle pas à manger et à boire à des gens qui n'ont ni faim ni soif, des gens mis sous hypnose, volontairement asservis, et qui ne sont jamais réveillés par l'hypnotiseur ?

Les gens gavés par les images de la télé ou bien par la société de consommation n'ont pas faim, ni soif. Pas un seul instant ils ne connaissent cette faim et cette soif que suscita chez le jeune Gérard Miller son brillant et si enviable frère aîné Jacques-Alain Miller. Rendus si indifférents. La pire haine, cette indifférence à l'autre en relief, cette non faim d'en prendre de la graine qui débute par un sentiment de haine, de jalousie, d'envie, qui pousse à la dévoration symbolique. Gérard Miller a eu beau apparaître à la télévision, faire entendre ses révoltes, jamais il n'a pu avoir du relief pour quelqu'un de non endormi, comme Jacques-Alain était en relief devant lui de cette façon si violente qu'il se l'incorpora symboliquement, ce qui le laissa sur sa soif. La soif, c'est important, c'est le désir. La soif, n'était-ce pas le désir qu'à son tour il soit, en relief et en triomphe, lui aussi dévoré symboliquement, donnant de la graine à d'autres ? La télévision, en tout cas, était impropre à ça. Et l'antisémitisme n'est-il pas une entreprise de gavage pour éternellement éviter que la faim et la soif soient suscitées par des êtres en relief d'une manière si forte que l'imitation symbolique devient la voie d'une transmission riche et faisant disparaître la terrible indifférence à l'autre ? C'est curieux, Gérard Miller a des airs de prêtre qui espère se donner eucharistiquement, ce pourquoi il se montre.

Ne pourrait-on pas résumer la relation des deux frères par le tableau de Léonard de Vinci, « La dernière Cène », dans lequel Judas, qui met la main dans le plat en même temps que le Christ, c'est Gérard ? Preuve donnée au frère aîné qu'il a une envie indifférable de manger la même chose que lui. Et, en mangeant, tombant sur la même soif. Soif d'être à son tour mangé, transmetteur de soif, de désir, soif qui ne trouve son eau apaisante qu'avec le sang (la reconnaissance) qui jaillit comme le fait qu'ayant été la proie de l'imitation celui qui a été en triomphe tombe, est comme saigné, celui qui l'a dévoré symboliquement s'en va avec sa nourriture, la fascination n'existe plus.

Ceci est une lecture sans doute spéciale du livre de Gérard Miller.


Alice Granger-Guitard
le 29/12/2001

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