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Une place pour le père - Aldo Naouri
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions du Seuil, Points.

Pourquoi écrire encore une "note de lecture" sur l'œuvre du médecin pédiatre Aldo Naouri, sur ce livre, Une place pour le père, tout de suite repéré sur la table d'exposition de mon libraire habituel? Parce que, comme personne, de livre en livre, livres que je n'ai pas forcément lus dans l'ordre de leur parution, à travers le corps de l'enfant qui lui est porté en consultation, il interroge l'énigme de la maternité à partir de sa fonction à lui, qui est une fonction tierce, médiatrice, réceptrice d'un appel qu'il définit dans ce livre comme étant celui de la mère, dirigé en définitive vers une fonction séparatrice, celle que le père assume ou devrait assumer dans notre société occidentale, qui est une fonction d' introduction au symbolique.

Aldo Naouri est impérativement à l'écoute de la dimension verbale de ses consultations. Les mères parlent, à travers l'amplificateur voire l'alibi qu'est l'enfant, son symptôme, sa souffrance. Sa fonction thérapeutique, qui profile la fonction tierce séparatrice apaisante du père en diagnostiquant l'appel de la mère montant du gouffre fascinant merveilleux vampirique torturant menaçant où l'a plongée cette véritable mutation constituée par son devenir mère, ne peut advenir que dans une rigoureuse reconnaissance que l'essentiel se passe dans la parole. Ce qui n'est pas évident dans une pratique médicale qui, souvent, se précipite à soigner l'enfant, comme s'il ne fallait que suppléer à la toute-puissance défaillante de la mère dont témoigne le symptôme de l'enfant, et en faisant ainsi par tous les moyens techniques et scientifiques dont dispose désormais la médecine, l'appel de la mère par le biais de son enfant amplificateur est à jamais réduit au silence, renvoyé. Aldo Naouri écoute l'appel de la mère, cette dimension d'appel dans laquelle l'a précipitée cette mutation inquiétante, menaçante et merveilleuse qu'est la maternité, car entendre cet appel comme ne serait-ce que les prémisses d'une place accordée au père, à sa fonction séparatrice, par la mère, est vital, bénéfique à la fois pour la mère et pour l'enfant. Et vital aussi pour le père, bien entendu.

Aldo Naouri nomme littéralement sa consultation pédiatrique, dans son écoute de l'appel émanant de la mère et se disant essentiellement par le biais du corps souffrant de l'enfant, "une place pour le père". Comment s'appelle ce qu'il prescrit, qui atteste qu'il a bien entendu l'appel montant de la mère, un appel qui semble perdurer de génération en génération, un appel vivace à travers l'enchaînement générationnel des corps? Cela s'appelle: une place pour le père. En position de tiers, en position de médecin qui fait advenir comme d'autres pourraient aussi le faire tels un instituteur, un grand-oncle, une grand-mère, etc…pourvu que ce soit une fonction séparatrice dans laquelle la mère puisse se reconnaître incomplète et quitte d'avoir à s'éterniser toute-puissante, donc en position de médecin qui fait advenir la fonction père, Aldo Naouri ne fait en quelque sorte qu'écrire le nom du père prononcé par la mère dans son appel, dans son désarroi, dans son malaise, dans son inquiétude, dans l'ombre menaçante qui la surplombe depuis qu'elle est mère, prise dans l'oxymore du merveilleux et fascinant gouffre de la maternité. Le nom du père, prononcé par la mère dans sa démarche de la consultation pédiatrique où l'enfant souffrant amplifie l'immense malaise qui a saisi la mère par-delà le fait que cet enfant la piège par un fou sentiment de complétude, de toute-puissance, d'érogénéité du corps retrouvée par le corps follement attractif du nourrisson, ce nom du père se dit par cette sorte de prière adressée au tiers ici incarné par le médecin: je vous en prie, inscrivez d'urgence, et ce sera si thérapeutique, si vital pour l'enfant et pour moi encore en symbiose merveilleuse et mortelle, inscrivez d'urgence "une place pour le père"!

Soudain, par cette consultation dans laquelle, si la qualité de l'écoute existe, la mère manifeste à un bon entendeur qu'elle désire mettre un terme à la folle mutation qui s'est emparée d'elle, comme une sorte de mise en place de défenses immunitaires face à un danger de totale et mortelle invasion, face à une menace d'éternisation cancéreuse de son corps réduit à n'être plus que maternant, une sorte de prévalence, de hiérarchie, est dite par la mère. Certes, l'acquis qu'elle est pour son enfant, déjà depuis sa grossesse, l'acquis que biologiquement elle est, est une toute puissance folle, merveilleuse, voici que par la seule biologie elle a eu le pouvoir de retrouvailles avec son propre corps de bébé, de fœtus, corps si follement attractif, doux, moelleux, par symbiose et délégation avec ce nouveau-né. Certes le piège de l'érogénéité du corps de l'enfant qui rappelle de manière si fascinante à la mère, mais aussi au père, le corps d'enfant qu'ils ont été, semble inévitable. Certes, le père peut être follement jaloux du pouvoir que la biologie donne à la mère de faire revenir à travers un corps nouveau ce corps érogène que chacun d'eux a été, et il peut, comme cela est de plus en plus fréquent, ne pas vouloir autre chose que concurrencer cette mère en faisant lui-même une autre mère. Certes, la venue de chaque enfant, pour l'un et l'autre parent, est une façon de renouer avec leur histoire singulière, une façon de la remettre en chantier afin de la réparer. Alors, l'enfant est réparateur, c'est un espoir de mieux s'en sortir soi-même en se délégant à travers lui. Mais cette réparation est bien sûr un leurre, qu'il s'agit d'abandonner. D'ailleurs, lorsque l'enfant est réparateur, il est aussi séparateur entre un homme et une femme qui, l'un et l'autre devenant mère, l'une biologiquement et l'autre en concurrence avec elle, puisque chacun, forcément en solo, remet en chantier à travers l'enfant, comme s'ils étaient littéralement l'enfant, la trace merveilleuse retrouvée et pas encore admise en perte, sa propre histoire différente de celle du conjoint.

Certes, l'enfant, par son corps si follement attractif, qui fait renouer à travers sa douceur avec le corps nourrisson que chacun fut, est un piège, donc. C'est un gouffre merveilleux qui, pendant une saison d'éternité, donne le mirage de pouvoir revenir à avant, mirage de réintégration matricielle. Mais la sensation de folle complétude, par cette délégation dans un corps d'enfant, fait planer une ombre menaçante, sombre, mortelle, cela ne peut durer, la mère est à la fois comblée et terriblement inquiète, cette mutation qui s'est emparée biologiquement d'elle lui fait courir un risque mortel justement par le piège de son sentiment de toute puissance capable de faire revenir entre ses mains un corps d'enfant, celui qu'elle a été, celui que chaque humain a été, celui que le père a été. Situation folle. Ce corps, dont elle ne sait pas exactement si c'est le sien, celui de l'enfant, celui du père, ou même le corps de l'être humain, est, entre ses mains de mère, menacé de mort et personne mieux qu'elle ne peut vivre les affres d'un corps menacé de mort tel que le sien phagocyté par les exigences du nourrisson.

Alors, d'urgence, à travers le corps souffrant de l'enfant, qui est aussi son corps souffrant à elle, et par extension le corps souffrant de l'humain, il s'agit de repérer une fonction qui va pouvoir extraire ce corps de la situation mortelle, repérer une fonction tierce, séparatrice, qui va pouvoir transmettre comme vivant ce corps. Si le corps s'éternise dans les mains toutes-puissantes de la mère qui pouvait tout sur le prématuré qu'est le nourrisson, il court un risque mortel. La mère se reconnaît, face à cette menace, n'être pas toute, mais seulement une partie, elle admet une incomplétude salutaire pour elle et pour son enfant, elle met en branle un processus de défense immunitaire contre la mutation maternante qui menace de l'envahir mortellement, il est urgent qu'elle redevienne femme.

Alors, elle reconnaît, face à cette toute-puissance que la biologie lui a conférée, une prévalence définitive à la fonction tierce séparatrice, qui est dans notre société occidentale la fonction père (qui peut très bien exister même si apparemment il n'y a pas de père, pourvu que la mère désigne dans son entourage immédiat ou non une fonction tierce vers laquelle se tourner en admettant son incomplétude). Face à l'énormité de sa puissance maternelle, elle admet pourtant, lorsqu'elle est confrontée à une question de vie et de mort pour elle et pour son enfant si elle s'éternise toute mère, la prévalence hiérarchique du père dans sa fonction séparatrice.

Pour l'enfant lui-même, très vite la mère ne suffit plus, même si elle est toute-puissante, follement efficace, et même s'il est un objet érogène entre ses mains.

Mais il semble, à lire Aldo Naouri, que l'enfant lui-même ne peut se séparer de sa mère et accéder à l'ordre symbolique et culturel du père (par opposition à l'ordre naturel, biologique, acquis de la mère) que si cette mère laisse, comme aussi une question de vie et de mort pour elle, une place pour le père. C'est dire si c'est important d'entendre cet appel de la mère, adressé à une fonction tierce. Sinon, la vie ne serait qu'une folle tentative de renvoi du corps dans le ventre de sa mère, et qu'ils s'en retournent tous deux en symbiose, emboîtés comme des poupées russes, vers le blanc d'avant la naissance, incestueusement. La transmission, assurée par les pères, c'est le contraire d'un renvoi de ce corps dans la matrice, dans une société de plus en plus maternante. C'est la transmission d'un corps vivant, qui est d'abord le corps de la mère qu'elle a su sauver de la mutation mortelle en mettant un terme à sa merveilleuse et effrayante saison maternante.

Dans l'appel qui monte de la mère, il s'agit en effet que cette femme sauve son corps de l'envahissement boulimique qui menace de le faire disparaître. La mère s'aperçoit qu'il est temps qu'elle redevienne femme au moment où elle est horrifiée de constater que comme corps elle-même elle est d'une manière injuste et terrifiante annulée, ce qui est inacceptable. C'est alors dans un véritable sursaut vital qu'elle fait appel à la fonction séparatrice du père. C'est pour que le corps reste vivant, le sien d'abord, et par conséquent celui de l'enfant. Transmission d'un message, par le père, en direction du corps. Le corps de l'enfant retrouve ainsi sa familière liberté et vérité, à partir du moment où il est quitte d'être le corps monstrueux et dévorant qui a valu à la mère de perdre son corps à elle. Le corps de l'enfant retrouve une fastueuse santé de n'avoir pas éternisé sa mère dans une mutation maternante ayant mortellement colonisé son corps à jamais perdu. Une mère échouant à laisser une place au père, si elle-même ne lui reconnaît aucune place tellement elle est folle de sa toute puissance sur le corps-objet érogénéisé de son enfant, si le père lui-même refuse d'occuper sa fonction séparatrice tellement il est occupé à faire l'autre mère pour se retrouver lui-même enfant de sa propre mère, cette mère-là non seulement conduit à la mort son propre corps envahi, mais abandonne l'enfant à la culpabilité, inconsciente sans doute, d'être le corps triomphant qui, en concurrence monstrueuse anthropophagique, a fait disparaître le corps de sa mère en tant que vivant, son corps à lui restant comme la délégation idéale.

Comme personne, Aldo Naouri nous enseigne dans ce livre combien il est indispensable et urgent d'entendre l'appel des mères, pour la bonne santé du corps de l'enfant et pour celui de la mère, pour que ce qui se transmet de génération en génération concerne un corps libre de toute culpabilité. Le médecin pédiatre, en écoutant l'appel de la mère dans le symptôme, la souffrance, le corps de l'enfant, écrit sur sa feuille la seule thérapeutique efficace, le nom du père, qui s'entend dans la bouche de la mère comme cette prière, cette supplique: je vous en prie, docteur, "une place pour le père"! "Prenez note! Ecrivez: une place pour le père! C'est urgent! Prenez acte que c'est moi, mère qui redevient femme, qui amorce la nomination en cessant de me croire toute, mais seulement une partie, me tournant vers une prévalence symbolique absolument vitale!"

Alice Granger-Guitard

15 juillet 2002

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