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Les jambes d’Alice - Nimrod
par Alice Granger

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Editions Actes Sud.


Le contexte de ce roman est la guerre civile qui s'empare de N'Djamena, capitale du Tchad. On pourrait dire que le contexte est celui du chaos qui envahit non seulement la ville mais la vie psychique de ce jeune professeur de français dont l'histoire connaît un total bouleversement avec l'idylle qui commence, et d'abord les fantasmes provoqués par deux jeunes adolescentes très sportives qui sont ses élèves, au corps magnifique, surtout Alice, ses longues jambes qui le font rêver, ses pieds. Extrême sensualité du texte, finesse des sens à l'affût de ce que le dehors offre, à commencer par Alice, et aussi les paysages nouveaux au fur et à mesure qu'ils s'éloignent de N'Djamena, les personnages forts.
En lisant ce roman magnifique, nous nous rendons assez vite compte que la jeune adolescente, Alice, dont les jambes et les pieds émeuvent jusqu'à une jouissance vertigineuse son professeur de français qui est son aîné d'à peine une dizaine d'années, n'arrive pas par hasard dans sa vie. Nous comprenons vite qu'elle réanime sa vie, que c'est la mélancolie qui habite le jeune professeur ( mélancolie qui est un trait de caractère des Kimois, habitants de la région de Kim) qui lui fait remarquer celle qui peut lui redonner de l'extérieur l'énergie qui fait défaut à l'intérieur, sous forme de sensualité renouvelée, inconnue ou oubliée. Il reconnaît à l'extérieur, sous forme de l'apparition d'une sportive jeune fille, ce qui, à l'intérieur de lui, monopolise toute son énergie sous forme de manque. C'est sa dépendance à cette énigmatique et très sensuelle apparition extérieure qui se dévoile avec cette idylle sur fond de fuite d'une guerre civile et qui, mine de rien, laisse le chaos progresser non seulement dans cette région mais surtout dans sa vie telle qu'elle s'était si parfaitement organisée jusque-là.
C'est en effet la mélancolie qui est importante dans ce roman, qui donne toute sa sensualité aux choses qui arrivent. Tout est dans cette phrase : Le Kimois est en fait un orphelin. Il aurait voulu se confondre avec le ciel ou le fleuve, n'être que la semence de la plus haute énergie. Il devient clair que le professeur de français fait à travers l'idylle avec la jeune Alice, et la rapide usure du plaisir qui s'ensuit, l'ennui et la tristesse apparaîssant assez vite, le deuil d'une perte beaucoup plus ancienne. Cette idylle est de rêve dans sa sensualité même, et en se vivant dans un temps de chaos elle accomplit le travail de deuil, de sevrage, de séparation, qui n'avait pas pu se faire jusque-là. En effet, à cet homme tout avait réussi. Après des études en France il devient professeur comme son père le désire, il se marie avec le plus beau parti de sa région, il devient père, tout est pour le mieux. Sauf ces fantasmes suscités par deux de ses élèves, et surtout Alice, qui est comme un grain de sable indiquant que, dans une telle réussite quelque chose ne va pas. Une catastrophe originaire ne s'était pas inscrite dans cette vie réussie. Le contexte de guerre civile, d'anéantissement, le transporte dans un temps plus ancien, où c'était arrivé sans qu'il le reconnaisse. Au fur et à mesure que l'idylle perd de sa sensualité insensée insufflée de l'extérieur dans son propre corps, il se remémore des événements de son enfance en même temps qu'il prend conscience des risques courus par sa femme et sa fille restées dans la zone de la guerre civile. La perte actuelle, le chaos, entrent en résonance avec une autre perte, plus ancienne, qui fut vite déniée par sa mère. Il se remémore en effet cette femme dont enfant ou à peine adolescent il épiait les apparitions à tel endroit dans telle rue, et qui suscitait en lui un émoi sensuel comparable à celui provoqué par les jambes et les pieds d'Alice. Il vivait littéralement dans la dépendance de ces apparitions-disparitions, dans la dépendance de ce que cela faisait dans son corps. Un jour, cette apparition disparut pour toujours, malgré un rituel qui devait la faire à coup sûr apparaître mais qui aboutit à l'inverse. Il n'allait pas bien, ce garçon, après cette disparition. Mais sa mère s'en aperçut, qui l'entoura d'une telle sollicitude qu'il oublia. Alice est une réapparition de la disparue, avec toute la charge sensuelle que cela implique, réapparition sur le mode du fantasme et du rêve à ciel ouvert, tandis que la monotonie d'une vie conjugale si parfaite a effacé la capacité de dénégation de la perte qu'avait la mère. L'épouse n'a pas en effet exactement le même pouvoir de dénégation que la mère, qui se nourrit d'un lien très ancien. Le mariage dans sa réussite même introduit l'ennui, la mélancolie, la sensation quasi physique du manque, de quelque chose d'extérieur qui ne vient plus réanimer un psychisme qui ne se sent plus en contact avec la source d'énergie parce qu'il a apparemment tout chez lui pour son bonheur, comme si son désir n'avait plus besoin de quelque chose d'extérieur.
Pour la première fois, avec cette idylle de rêve, le professeur de français intériorise la perte, il n'est plus entièrement dans la dépendance d'avec l'apparition comme le nourrisson avec sa mère. Alors, avec cette trace en lui, il pourra désormais mener le jeu et non plus être mené au rythme de l'apparition-disparition. Il a eu besoin de l'inscription de ce chaos originaire, de cette guerre civile aussi à l'intérieur de lui-même, pour être à même de désirer d'autres apparitions, en nombre infini, sans jamais plus être dépendant de l'une d'elles au point de courir le risque de l'anéantissement. Le message, laissé sur fond de cette guerre civile qui ne dit rien de la nouvelle vie qui commence puisqu'elle est imprévisible, est que la véritable africanité va pouvoir se déployer comme accueil sensuel des nouvelles et infinies apparitions en écho à ce négatif en soi appelé mélancolie des Kimois.
Cette histoire africaine peut aussi se lire comme la façon dont le mariage doit prendre le risque du chaos pour se poursuivre, peut-être, autrement, non plus fermé sur sa propre réussite en inflation, mais ouvert sur l'africanité sensuelle du monde imprévisible. A sa femme et sa fille, à la mère et sa fille, prises dans la guerre civile dont le lecteur ignore si elles s'en sont sorties, le professeur de français, qui amorce un retour vers elles, pourrait offrir l'africanité sensuelle. Ainsi, la mère et sa fille ne seront plus prises dans ce moule modélisé par la mère du professeur, cette mère capable par sa sollicitude de dénier le manque et la disparition pour son garçon.
Nimrod, dans son roman qui souligne combien la mélancolie du Kimois insiste sur comment le désir peut se maintenir vivant, nous introduit à la conclusion du livre à une africanité non déjà écrite, au monde qui s'ouvre à condition que la perte se soit inscrite, chaos ou guerre civile ou deuil ou sevrage ou séparation d'avec le maternel pour mieux retrouver la sensualité originaire dans les choses et les personnes qui apparaissent et apparaîtront.

Alice Granger 

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