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Adieu à la France qui s’en va - Jean-Marie Rouart
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Grasset.

Le titre est très beau, très curieux, très fort. Quelque chose s'en va, mais aussi quelqu'un laisse cela s'en aller, en lui disant adieu. L'écriture de cet adieu est douloureuse comme un déchirement, comme une séparation irrémédiable, comme une trace, une nostalgie, une cicatrice trop récente, mais se singularise absolument d'une précipitation fascinée. Quelqu'un prend acte, par ce titre donné à un livre, par le processus d'écriture, que cette chose belle comme une idée, si précieuse que cela valait le coup qu'on s'engage pour elle, qu'on se batte pour elle, et même qu'on donne sa vie pour elle, cette chose nommée France, cette chose imaginaire, idéale, s'en va, et qu'il est impossible de la suivre, de se précipiter en elle s'en allant dans un acte suicidaire et de tentative de symbiose. C'est par les mots seulement qu'elle restera.

Il y a une transformation, voire une révolution, en train de s'écrire dans ce livre, et peut-être aussi dans la vie de Jean-Marie Rouart, écriture d'une surprise au tournant d'un engagement. Cet écrivain s'engage dans un sillage ouvert depuis longtemps pour lui. Le sillage du commandant Forget, un cousin petit-fils d'Edma Morisot sœur de Berthe Morisot, qui s'engagea dans la Légion étrangère, passa clandestinement en Espagne en 1942 avec la complicité patriotique des habitants de ce village du Béarn qui n'ont jamais dénoncé les résistants qui faisaient halte parmi eux, et mourut au combat à la tête de son bataillon, à Cao Bang, au Tonkin, en sauvant des civils qui avaient cru à la France. Le sillage des artistes de sa famille, des peintres. Le sillage des marins de Noirmoutier, qui préféraient l'ouverture immense de l'océan, et la tolérance aux autres rencontrés lors de leurs escales dans les pays lointains, aux limites petites-bourgeoises de propriétaires terriens obnubilés par leurs profits, leur morale, la messe et le gâteau du dimanche, et terriblement en manque, en ignorance, de l'art, de la poésie. Le sillage d'écrivains, Apollinaire, Gary, Drieu, Lévinas, Zweig, Hannah Arendt. Le sillage de jeunes gens fusillés comme résistants au Mont Valérien, des moines de Tibhirine massacrés en Algérie. Le sillage de tant de héros, dont un grand nombre au nom inconnu ou effacé, qui sont morts pour une idée de la France. Le sillage d'écrivains étrangers amoureux de la France, bien avant que l'Europe ne se fasse. Le sillage de Cioran constatant avec douleur que la langue française est en train de disparaître et que les Français ne semblent pas en souffrir, seul lui, un étranger, se sent dépossédé, déshabillé, désenveloppé, est le témoin dénudé d'une chose s'en allant mais sait comment retrouver autrement, comment ne pas perdre, dans un combat de mots.

Jusqu'à ce que l'adieu puisse s'écrire, jusqu'à s'incliner dans l'acceptation de la perte, Rouart semble surtout évoquer des êtres exceptionnels pour leur engagement, leur patriotisme, leur amour d'une certaine idée de la France intimement imbriquée à une certaine douceur corporellement vécue à l'intérieur de cette France, mais s'en allant trop tôt de la vie, comme s'ils ne pouvaient pas faire autrement qu'être entraînés par la chose qui s'en va, comme si une précipitation fascinée les attirait, de la même manière qu'Ophélie se laisse glisser au fil de l'eau, dans la tentation suicidaire. Tentation de s'en aller avec la chose qui s'en va.

Le personnage de De Gaulle amorce pourtant une révolution. De Gaulle, écrit Rouart d'accord avec Gary, est un fou et un artiste. C'est pourtant un fou très singulier. D'une part, lui qui est un être très provincial, très comme il faut, combat depuis Londres pour sauver la France qui s'en va avec Vichy, et ensuite, après mai 68, cette France il la laisse s'en aller, il se retire très bizarrement. Il s'incline. La perte est très douloureuse, mais elle s'écrit comme quelque chose d'irrémédiable. L'Europe s'annonce. La France, fille aînée de l'Eglise, attachée aux idées de justice, de liberté, toutes ces valeurs qui se sont forgées dans le terreau non seulement de l'humanisme gréco-romain mais surtout chrétien, idée de l'égalité des chances, des droits de l'homme, attachée à l'idée d'avoir été la première à s'engager dans cette voie universelle, voire spirituelle, saura-t-elle accepter qu'avec l'Europe elle ne sera plus qu'une nation parmi les autres, humblement?

La perte, donc, qui, pour qu'elle s'annonce et pour qu'elle s'écrive corps et âme comme une séparation aussi bien matérielle que mentale, a besoin d'un Judas, qui donne du sens à la lutte patriotique, qui rend tangible la sensation de la perte, qui la rend actuelle, et qui donne du sens à ce qui est perdu, qui permet de pouvoir écrire un adieu, une blessure mais aussi une cicatrice.

Adieu.

La France s'en va. Le placenta qui fut vital s'en va. La matrice s'en va. Rester dénudé, désenveloppé. La naissance dans cette perte. Dans cette douleur. Adieu à la tentation de se laisser aller avec la chose qui s'en va, pour mieux rester en symbiose avec elle, et refuser de naître. Adieu à la France qui s'en va, et bonjour à l'Europe qui s'ouvre. Le nationalisme aussi, c'est la tentation folle de rester enveloppé dans le dedans matriciel, de dénier la perte. La perte, celle qui fait se tourner vers la naissance sur une autre terre que la matricielle, la placentaire, l'immobile province bornée dans ses petits intérêts et ses cancans, doit s'écrire comme la disparition inéluctable de quelque chose qui fut tout, et qui fut aussi reconnue comme tout par d'autres, des étrangers qui tinrent la France comme quelque chose de précieux, de vital, d'universel.

Cette France qui s'en va, à laquelle l'écrivain dit adieu, elle reste non pas comme un lieu matriciel moisissant comme une province étouffante d'ennui, mais d'une manière spirituelle, poétique, artistique, par la langue, par la musique de sa langue, par la sensualité de sa langue. Perdue du point de vue nationaliste, elle reste dans la seule matérialité des mots, là où elle ne risque pas de disparaître au choc des autres langues d'Europe. Jean-Marie Rouart, tel le Commandant Michel Forget à la tête de son bataillon au Tonkin, à Cao Bang, se met à la tête de gens libres, ayant laissé se perdre leur nationalisme tel un placenta en décomposition, pour les conduire au pays ouvert de la langue, des mots, de la poésie qui ne perd rien d'une douceur originaire inoubliable bien au contraire.

La France s'en va, adieu, adieu Ophélie, adieu à l'inconnue de la Seine, adieu Jeanne d'Arc qui a sauvé son roi de l'enfermement non-né, restent les mots pour ne jamais finir de dire, d'enrichir, d'écrire, et ainsi rester au paradis. Mourir symboliquement dans cette perte, pour rester dans les mots, dans la langue singulière, dans une Europe qui est le contraire d'une civilisation de masse.

Reste l'engagement, dans le sillage de l'affaire Dreyfus, l'engagement de l'intellectuel, de l'écrivain, contre l'injustice, en faveur des disparues de l'Yonne, d'Omar Raddad cet homme qui à sa sortie de prison irradiait une lumière surnaturelle et avait le sourire des anges que rien ne pouvait atteindre, un engagement qui ne craint pas d'écrire l'indignation provoquée par le général Aussaresses et la torture en Algérie même si ces articles ont pour conséquences la désapprobation de la part des militaires et des lettres d'injures de la part de lecteurs, des articles en faveur d'autres injustices et d'autres silences qui vont coûter justement une perte.

Dans le Paris de l'adolescent timide, le Paris inconfortable, comme dans le Paris et la France après l'écriture de la perte comme inscription d'une désapprobation cherchant à punir celui qui a osé, restent les mots, et par les mots, le Paris et la France toujours en tête pour la liberté, liberté de penser, liberté de dire, liberté de faire, aussi, un acte qui choisit son camp. Il fallait bien un Judas envieux de ce dont il semblait jouir pour que la perte se matérialise, telle la France matricielle qui s'en va.

Alice Granger Guitard

15 septembre 2003

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