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Je suis le bouc - Philippe Alméras
par Alice Granger

Editions Denoël.

Ce livre de Philippe Alméras met très bien en lumière comment Céline bouc émissaire permet d'opérer le refoulement de l'antisémitisme d'une partie importante de la société française de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale. L'horreur de la Shoah a pour corollaire ce refoulement, et même Céline après la guerre et pendant longtemps a été partagé entre le bon Céline et le Céline antisémite des Pamphlets.
Pourtant, Céline est antisémite depuis le début, puisqu'il a grandi dans une époque où l'antisémitisme se disait et s'écrivait librement. Plus que le bouc, il est, par son écriture et son style, le témoin de cette époque que le moralisme de l'après-guerre a nettoyée par le mécanisme d'un refoulement que l'horreur des camps de concentration a sans doute d'urgence provoqué.
Philippe Alméras opère donc par son livre une sorte de retour du refoulé, et par la même occasion donne à Céline écrivain un tout autre relief puisque cohérent et non plus partagé en bon et en ordure.
Retour du refoulé en ce qui concerne la France de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième qui est celle de l'enfance de Céline. A cette époque, la République n'est pas encore très bien installée, et la nostalgie de l'Ancien Régime, entre Monarchie et Eglise, est très forte. Toute une partie de la France est nostalgique d'un âge d'or perdu, où l'on était entre soi, avec des règles et une tradition bien établies. Une partie de la France qui résiste au processus de laïcisation, à la révolution industrielle et donc au rôle de la banque et des pouvoirs financiers. Une partie de la France, nostalgique de la Monarchie et du pouvoir de l'Eglise, ressent très fortement, très violemment, ce changement de la société dans le sillage de la Révolution française, le ressent comme un tremblement de terre qui provoque des dégâts irréparables. Les sismographes qui enregistrent ce tremblement de terre, ce changement de société qui passe par la laïcisation, par la révolution industrielle, par le rôle de plus en plus important des banques et des pouvoirs financiers internationaux, sont des écrivains comme Drumont, qui est très important pour la formation du jeune Céline.
Dans le processus de laïcisation de la France de cette époque, protestants et francs-maçons ont un rôle non négligeable et peut-être grossi par la résistance des nostalgiques, nombreux, de l'Ancien Régime. Mais ces nostalgiques de l'Age d'Or repèrent derrière les protestants et les francs-maçons l'Or juif, ils ont un fantasme énorme par rapport à ce pouvoir financier occulte et international qu'ils attribuent aux Juifs. C'est ainsi que Drumont, un journaliste et écrivain de la fin du dix-neuvième début du vingtième siècle va écrire " La France juive ".
Le père de Céline dit cette dépossession. Céline l'entend. Et voici Drumont, écrivain, qui écrit ce que dit son père. Voici Drumont qui, par son écriture, vient faire écho à la sensation intime de perte irrémédiable, de séparation originaire, que vivent à la fois le père Destouches et son jeune fils. En quelque sorte, pour le jeune Destouches, qui entend un père furieux de perdre un Age d'or mais impuissant, Drumont, par la force de son écriture, réussit là où son père échoue. Le fait d'écrire la catastrophe originaire, et de nommer les responsables, ceux-ci étant presque des sortes d'accoucheurs maudits qui tirent violemment hors du milieu matriciel et qui sont perçus comme prenant la place, comme des envahisseurs par les persécutés forcés de naître, le fait donc d'écrire cela, d'écrire d'un côté la perte de l'Age d'or et d'un autre côté montrer où est passé l'Or irrémédiablement, est très valorisant pour le jeune Céline. Une façon de retrouver. De ne pas être passif. Or, la passivité, l'abrutissement, l'alcoolisme, c'est ce que reprochera Céline, dans ses propres écrits, aux Aryens se laissant tout prendre.
Drumont, à cette époque qui correspond à l'enfance de Céline, est l'écrivain témoin à la fois de la résistance des nostalgiques de l'Ancien Régime et de la lente laïcisation du pays, écrivain d'une perte douloureuse et de la perception persécutée de ceux qui en sont responsables, ces acteurs étrangers d'une nouvelle époque. Mais voici l'Affaire Dreyfus, et l'espoir d'un Drumont (et de tous ceux qu'il représente en écrivant) d'une victoire du cléricalisme sur la laïcisation disparaît. La réhabilitation de Dreyfus se fera au niveau politique et non pas par l'armée. Après la première guerre mondiale, l'antisémitisme s'affaiblit, se dit surtout à travers le fait que les Juifs se seraient planqués pour ne pas faire la guerre. Bref, c'est dans un contexte de défaite que le Céline devenu adulte, et bientôt médecin, va écrire.
Le retour du refoulé joue aussi pour Céline, et il semble que son antisémitisme se renforce, devient franchement ouvert, lorsque la dépossession intervient au niveau de l'écriture, au niveau littéraire, ceci dans un contexte politique précis. Blum, le Front populaire, le gouvernement composé d'une majorité de Juifs, l'arrivée en France de Juifs fuyant l'Allemagne et Hitler donc l'impression d'une invasion.
Céline a écrit " Voyage au bout de la nuit ", il est un auteur reconnu même si les critiques ont pu être aussi négatives. Il a une haute idée de lui-même écrivain, de son écriture et de son style, de ce qu'il appelle son raffinement. Mais " Mort à crédit " lui semble mal accueilli compte tenu qu'il est désormais un écrivain reconnu. Ravivement de la perte de l'Age d'Or ? Ses Ballets refusés. Dur pour Céline de perdre là où il pensait réussir, se faire reconnaître. La faute à qui ? Toujours les Juifs, de plus belle. L'antisémitisme, sur ce terreau de la défaite originaire ravivée, s'écrit plus que jamais, ouvertement. Retour du refoulé. Persécuté sur le plan littéraire, il désigne les persécuteurs, les abjects accoucheurs qui le déchirent de son Age d'Or. Mais il n'est pas le seul à être antisémite. D'autres écrivains le sont aussi, Bernanos par exemple, Léon Daudet, Drieu Larochelle, Brasillach, et l'époque n'a pas la réaction moraliste de l'après deuxième guerre mondiale.
L'antisémitisme de Céline devient racisme, même s'il reconnaît que la race juive n'existe pas mais seulement un type juif résultat d'une endogamie millénaire. Mais, à travers ses propos sur la race, race aryenne par exemple, qui est butée, passive, veule, ivrogne, ne faut-il pas entendre le mot " racine ", le fait qu'il a la sensation très vive d'une perte de ses racines, d'une perte originaire, d'une séparation, et que le seul moyen de les retrouver est l'écriture, le style, en prenant le parti de ses instincts, avec une langue émotive, une langue très différente de celle des Juifs calculateurs dit-il. Son antisémitisme raciste vient de loin, plonge ses racines dans la sensation de défaite qui a imprégné son enfance, dans sa conscience très vive que le commencement de la vie est catastrophique, est séparation, tout ceci en concordance avec cette époque de changement profond de Régime. Mais son antisémitisme profite aussi de celui de son époque, juste avant la deuxième guerre mondiale, car il y a là la possibilité de se faire reconnaître comme écrivain. Et donc de gagner en écrivant. Comme Drumont a eu l'Affaire Dreyfus, Céline a eu la Shoah, et c'est le refoulement qui a eu raison du retour du refoulé.
Or, en lisant cette écriture qui laisse le refoulé revenir, à travers un style très particulier, quelque chose se laisse entendre, par cette insistance par exemple à dire la passivité face à la dépossession, sur l'abjection de Céline par rapport à cet Age d'Or. Céline prônant un retour de la tradition, du folklore, oui, mais sur fond de perte, de destruction par l'abjection. En insistant sur la passivité à se laisser déposséder, Céline ne livre-t-il pas un énorme et ambigu désir d'être séparé d'un Régime Ancien, matriciel, maternel, qui ne peut se réaliser que de l'extérieur, et qui l'épingle comme persécuté et non pas persécuteur, persécuté comme lors de la naissance ?
Ce livre de Philippe Alméras a un effet de vérité sur le cas Céline et l'écrivain Céline et c'est rare.

Alice Granger

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