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Du sexe féminin - Karine Tuil
par Alice Granger

Alice GRANGER-GUITARD

Editions Plon.

 

En tout cas, cela fait un sujet de roman, cette impossibilité pour une fille, même si elle a trente ans et résiste une éternité, d'échapper à ce qui se transmet de mère en fille surtout lorsque la mère est juive. A quoi serait vouée une fille, dès sa naissance, qui déjà n'est pas une bonne nouvelle pour la mère? La fille serait vouée au mariage et à la reproduction, comme sa mère elle doit être une épouse parfaite et la mère d'un fils. La bonne nouvelle, c'est la naissance d'un fils, bichonné comme un roi par la sollicitude sacrificielle de sa mère, ce n'est pas la naissance d'une fille.

Alors, Emma Blum, l'héroïne de ce roman, résiste à ce qu'elle croit dur comme fer être le pur projet maternel la concernant: elle doit faire comme toutes les femmes, les femmes juives en particulier. Sa mère veut qu'elle se marie et ait des enfants, surtout qu'elle ait un fils! Mais Emma, à trente ans, n'est pas encore mariée, et…elle est la maîtresse d'un homme marié qui ne divorcera jamais! Cependant, Emma ne peut s'éloigner, elle vit dans un appartement mitoyen avec celui de sa mère.

Cette mère fait un infarctus en s'énervant violemment contre sa fille qui résiste à la transmission. La maladie de la mère instaure encore plus visiblement un chantage se nourrissant de la culpabilité de la fille, mais aussi celle du fils, qui débarque de New York.

Seul le fils compte pour sa mère. Couple incestueux. La fille en dehors. Libre? Qui ne veut pas prendre sa liberté? Incapable de lire la coupure de son propre cordon ombilical, séparée de sa mère par le couple incestueux mère-fils, et n'en voulant pourtant rien savoir?

Alors, ce mariage? Chacun des mariages envisagés dans ce roman, celui des parents d'Emma Blum, celui de son frère, celui d'un couple d'amis, celui de l'amant d'Emma, ne peut tenir que s'il y a de l'adultère. Et lorsque le mariage d'Emma est mis en acte, c'est un fiasco, le mari est un névrosé dont elle divorce un mois après, il ne correspond pas à l'idéal représenté par une peinture qu'elle va voir très souvent dans un musée. Emma voudrait bien se marier, s'il existait un homme comme celui du tableau, mais chacun des hommes n'est-il pas à jamais le fils bichonné d'une mère juive? Ce fils bichonné d'une mère juive ne peut-il échapper à cette mère possessive que dans l'adultère, sans jamais divorcer?

Alors, ces enfants? Si c'est une fille, oh malédiction! Si c'est un garçon, quelle bonne nouvelle!

En fait, cette impression de fermeture, d'impossibilité de se soustraire à la reproduction, par les femmes, d'un même éternel maternage incluant mari et fils, c'est surtout un sujet de roman, alors nous sentons que l'auteur y tient, s'y accroche, ne veut surtout pas au contraire s'apercevoir que dans ce système il y a une formidable trouée. Cette trouée, c'est la mère qui y tombe dessus un beau jour, lorsqu'elle rentre seule de new York, après avoir planté là-bas ses deux enfants qui n'en reviennent pas. Cette mère qui ose abandonner ses (grands) enfants se tourne enfin vers sa vie, elle s'en va avec un homme, quitte d'avoir à se marier et à faire des enfants. Soudain Emma, c'est comme la source de son écriture de résistance et d'obéissance qui, comme la coupure du cordon ombilical, risque de se tarir. Car si la mère, juive, préfère toujours le fils, alors la fille est libre de sa mère, dès lors qu'elle admet la différence, au lieu d'éternellement se contenter des miettes. Que le fils reste avec sa mère, mais sans que la fille, et l'épouse qu'elle sera, ne perpétue pour lui cette mère! C'est psychiquement que la fille doit se séparer des sollicitations incessantes de sa mère la gardant dans une bulle, un programme, une identité, une toute puissance, du confort de cette paradoxale dictée lui épargnant d'avoir à se mettre en chemin dans l'inconnu.

L'intérêt de ce roman de Karine Tuil réside dans le fait que dans l'écriture elle-même l'auteur s'aperçoit qu'à cette aliénation mère-fille prises ensemble dans un destin sacrificiel qui semble inéluctable et immuable, il est difficile d'y renoncer lorsque le bénéfice secondaire s'avère que cela fait écrire. La fille se trouve devant l'immense difficulté de faire un deuil, de ne plus être la fille telle que la mère la veut même si c'est une version toute en résistance, parce que c'est sa ressource d'écrivain. De ce point de vue, de quoi pourrait-elle se nourrir, après? Car cela peut occuper et nourrir toute une vie d'écrivain, que d'écrire cette aliénation fille-mère juive! La fille, faisant le deuil? Qu'écrire, ensuite? Germe du livre prochain?

Alice Granger-Guitard

15 septembre 2002

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