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La nouvelle science du politique - Eric Voegelin
par Alice Granger

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Editions du Seuil.


Livre superbement intelligent et très documenté qui nous explique très bien comment notre société moderne ( et post-moderne ) est à la fois une société du progrès et du déclin, comment la régression va de pair avec la disparition de l'esprit, de la théorie, de la science comme recherche de la vérité dans tous les domaines au profit d'un scientisme qui applique aux sciences sociales la méthode propre aux mathématiques qui exclut les jugements de valeurs pour ne reconnaître que les faits.
Ce processus qui visait purement et simplement un changement radical de la nature de l'homme commença dès le XIIe siècle avec Joachim de Flore, se précisa de la période humaniste jusqu'aux Lumières, et notre société moderne se matérialisa littéralement à partir de l'expansion scientifique et industrielle sans précédent à partir du XVIIe siècle qui rendit tangible, voire visible, la réalité du progrès comme accomplissement eschatologique. Processus qui est une mainmise de la gnose sur la société, créant une théologie historique pour réaliser le paradis sur terre, une minorité d'élus habités par l'Esprit , véritable société de frères, sachant ce qui est le Bien pour tout le monde en se servant éventuellement ( et systématiquement dans la Réforme ) de citations tirées des Ecritures ( constituant des sortes de Coran, par exemple celui de Calvin, de Marx ) régnant sur la société des profanes, en appelant à la responsabilité de chacun pour la réalisation de ce paradis terrestre, et promettant des récompenses ( douceur de vivre, libération par rapport à l'incertitude inhérente à la vie et que le christianisme a bien mis en relief ) pour l'ardeur manifesté, voire organisant des marginalisations, des purges, des massacres au nom de ce Bien.
La gnose ( sous différentes formes ), c'est-à-dire la connaissance, qui est connaissance du Bien et du Mal, existe depuis le début du christianisme avec lequel elle entre en concurrence ( une concurrence sans merci dans laquelle il s'agit purement et simplement d'éliminer l'autre, d'où l'état de guerre perpétuelle dans nos sociétés actuelles prônant pourtant la paix et le progrès ), tous deux issus du messianisme juif.
Mais là où le christianisme poursuit la recherche de la vérité sur la lancée grecque, en particulier philosophique avec Platon et Aristote qui avaient introduit une autre vérité avec l'apparition de la théorie, de la science politique et de la psyché comme ouverture de l'âme à la transcendance, le christianisme prenant acte tout comme les philosophes grecques inspirés d'Héraclite de la tension irrémédiable vécue par les êtres humains entre vérité historique et une autre vérité dont la mesure est invisible, la gnose prétend détenir le remède radical à cette tension en promettant une société qui matérialiserait la fin de l'histoire, la fin de l'incertitude, l'éradication de ce Mal qu'est la tension, l'incertitude, parce que des élus, gnostiques, savent ce qui est bien, savent comment immanentiser le présent, le diviniser, le rendre totalement imaginaire, rêvé, magique. Le progrès scientifique et industriel donnera l'avantage aux gnostiques, pour aboutir à nos sociétés modernes occidentales.
Comme l'écrit Eric Voegelin, le scientisme est le mouvement gnostique le plus important dans nos sociétés occidentales. La gnose promet de remédier, elle a le remède, elle sait soigner. Elle s'appuie sur des faits. Elle nie que des hommes puissent émettre des jugements de valeurs sur les aléas de leur existence historique dans la société dont ils sont membres et s'organiser à travers leur représentation politique. Les faits : les maux dont souffrent les hommes dans leur immersion historique ; de ces maux il y a des responsables, par exemple de mauvais gouvernements dont on peut énumérer des faits avérés de mauvaises conduites; et existent des faits tangibles attestant de la possibilité de bonheur ici-bas, ces moments divins de flottaison idyllique dans le présent immanentisé, où le mot d'ordre est de se laisser aller à la douceur de vivre, à la baisse de la vigilance morale, à la passivité par rapport à son propre destin, à la croyance en un monde dans lequel il n'y aurait plus à lutter pour sa propre existence, un monde où la réalité est complètement méconnue.
Les humains naissent tous dans un contexte historique bien précis, différent suivant les époques et les civilisations. Dans cette société historique qui n'est pas paradisiaque, dans laquelle l'être humain est confronté individuellement aux difficultés de chaque jour, société historique d'abord vécue en dehors de son organisation politique, jaillit une vérité existentielle. Le jaillissement de cette première vérité va de pair avec la capacité de réflexion de l'être humain face aux situations non idylliques qu'il rencontre dans sa société historique. Il commence à être théoricien, c'est-à-dire à pouvoir réfléchir aux situations difficiles en étant capable de les anticiper et surtout à apercevoir qu'une organisation est indispensable, à mettre en acte par une représentation politique. La société historique doit être organisée sur le plan existentiel et chaque être humain membre de cette société prend conscience qu'il fait partie d'un cosmion , et sa vérité à ce moment-là est une vérité cosmologique, comme c'était le cas dans la société grecque jusqu'à Platon et Aristote.
On voit que l'histoire elle-même, et l'incertitude qu'elle comporte, conduit chaque être humain qui la vit à devenir un théoricien c'est-à-dire à être partie prenante d'une science politique comme véritable science théorique afin d'organiser la société. Chaque membre de la société historique qui devient un théoricien parce que la qualité de sa vie l'exige et parce qu'il sait que cela ne vient pas d'une entité extérieure participe à l'organisation de sa société. Le point de départ de sa réflexion théorique, ce sont forcément des jugements de valeur, c'est parce que quelque chose ne va pas, c'est parce que l'incertitude est là non pas négativement mais comme moteur pour toute organisation, que la théorie apparaît comme contemplation à la fois de la réalité historique et d'une organisation collective par des représentants politiques afin que la vérité existentielle et cosmologique jaillisse comme mieux vivre dans cette société.
A ce niveau-là déjà la gnose propose tout à fait autre chose. Pas besoin de devenir théoricien, plus besoin d'être confronté aux difficultés de l'histoire, à ses incertitudes, non, la gnose annonce la fin de l'histoire. Elle économise à chacun d'avoir à réfléchir sur son contexte historique, elle sait pour chacun ce qui est bien, elle sait avant chacun les maux individuels, elle les interprète et les guérit, et ainsi elle sous-estime radicalement la capacité des humains à trouver la voie vers leur vérité. Si on réfléchit bien, la gnose suppose la croyance à l'incapacité radicale des humains à assumer individuellement et politiquement leur existence et leur désir de vérité, elle les voit comme des assistés profanes uniquement désireux d'une douceur de vie flottante, ayant grandement besoin d'une poignée de frères investis de l'esprit, élus, capables de bien organiser pour eux une société rêvée et immanentisée, ceci impliquant en retour bien sûr d'être méritant et obéissant.
Lorsque les êtres humains, pour atteindre une vérité existentielle, se sont organisés à travers leurs représentants politiques, ils s'aperçoivent que cela ne suffit pas. S'élève en eux une tension entre la vérité existentielle atteinte avec l'organisation de leur société, et une autre sorte de vérité qui s'affirme peu à peu, une vérité invisible, que l'on peut appeler Dieu ou bien une mesure que chacun aurait pour apprécier la vérité des choses, que Platon et Aristote ont nommé vérité transcendantale ou anthropologique.
Anthropologique en ce sens que l'homme, pourtant bien intégré dans une société politique bien organisée sur le plan existentiel, s'aperçoit d'une insatisfaction, comme si une mesure invisible l'avertissait d'une inadéquation entre son désir et ce qui le satisfait dans la société historique. Une autre vérité transcende sa vie historique, que l'homme ne peut ignorer, et c'est en ce sens-là qu'elle est dite vérité anthropologique. Ce sont les philosophes grecques mystiques qui s'en sont aperçus. Cela a correspondu à la découverte de la psyché comme ouverture de l'âme à cette autre vérité, anthropologique et transcendantale, comme prise en compte d'une mesure invisible par l'homme.
Les hommes qui prennent en compte cette autre vérité, par la psyché qui s'ouvre à une autre dimension, invisible, et par la théorie qui contemple la société historique qui va s'organiser autrement compte tenu de la vérité anthropologique, sont unis spirituellement par l'amitié politique au sens que lui a donnée Aristote. Se tisse une amitié entre les hommes infiniment plus grande qu'entre les membres d'une société organisée simplement au plan existentiel, parce que c'est la mesure invisible qui les rend égaux, alors que dans l'histoire ils peuvent être inégaux. De l'au-delà, de cette vérité transcendantale ou Logos, une mesure unit les hommes, une sorte de Dieu. Cependant, il n'y a aucune relation entre ce Dieu, qui reste inaccessible, et les hommes. C'est seulement leur tension vers une autre sorte de vérité, qu'ils portent en eux en quelque sorte, qui les fait vivre harmonieusement ensemble. La tension perdure. Là aussi, la gnose proposerait en remède, nierait la théorie, la psyché, la vérité anthropologique, au profit toujours de la fin de l'histoire.
Le christianisme, né dans le sillage du messianisme juif, rend possible la relation avec la mesure invisible, avec Dieu, ou Logos, par l'incarnation. Elle poursuit la quête de la vérité engagée par la philosophie grecque. Ce n'est pas du tout une fin de l'histoire qu'il promet, une réalisation eschatologique du paradis terrestre, mais l'accès à une autre vérité en participant de l'incarnation du Logos, ce qui est évidemment presque incompréhensible pour les hommes d'aujourd'hui. Il s'agit de l'incarnation de cette mesure invisible que chaque homme attentif à sa vérité reconnaît comme seule et unique référence. Il faut avoir atteint un haut niveau spirituel et théorique pour entendre comment on peut soi-même participer de cette incarnation, qu'elle soit du Logos, du Verbe, de Dieu, de la mesure ou référence originaire unique. Là, il s'agit d'une nouvelle étape pour la réflexion théorique, qui va de pair avec le jaillissement d'une vérité sotériologique, qui s'atteint par ce que le christianisme appelle la rédemption et qui n'a rien à voir avec le remède gnostique et l'eschatologie, bien au contraire. Là où la gnose, par exemple dans sa version scientiste moderne, promet d'attaquer le mal à sa source, de soigner le mal de vivre en éliminant les incertitudes par la création d'une société immanente redivinisée, qui soit le meilleur des mondes pour des gens gentils et croyant à l'idéologie du progrès, la philosophie grecque aussi bien que le christianisme( qui dédivinise la société) s'appuient au contraire sur l'incertitude comme moteur aiguisant la capacité de théoriser pour une meilleure organisation de la société de chacun de ses membres se choisissant des représentants politiques.
La société la mieux organisée est celle qui d'une part assure ses devoirs temporels sur le plan de l'histoire, qui ne finit jamais mais suit un rythme de naissance et de déclin comme chaque chose sur terre, et d'autre part rend possible que ses membres puissent se relier entre eux par la mesure invisible incarnée.
L'incarnation telle que le Christ l'a introduite enseigne comment un homme ( un homme ayant une stature divine, rayonnant de cette énergie propre à la mesure invisible, devant lequel chacun peut se dire qu'il voudrait se l'incorporer littéralement, en prendre de la graine ) peut être une nourriture divine pour un autre homme. Nourriture divine au sens que cela fait sortir des limites de l'histoire, que cela transporte au-delà, ailleurs, que cela fait bifurquer, que cela apporte du nouveau, de l'inconnu. L'incarnation est quelque chose de difficile à comprendre. Mais on y entend quelques bribes lorsque nous sommes en présence d'un être suscitant par son rayonnement spécial l'envie d'en prendre irrésistiblement de la graine ( prenez et mangez, ceci est mon corps, prenez et buvez, ceci est mon sang ), un être ensemenceur et se laissant mettre à mort par l'acte symbolique d'incorporation car la graine tombée à terre pour germer meurt pour donner des fruits. Un être qui ne craint pas qu'on lui prenne de la graine, qu'on tire profit de lui en faisant disparaître son relief, parce que lui aussi peut prendre de la graine de quelqu'un d'autre, donc le tombeau reste vide.

Difficile de rendre compte de tout le livre d'Eric Voegelin. Brièvement, disons que la société médiévale au XIIe siècle, avec le christianisme qui se développe dans le sillage de l'empire romain, avec la séparation du temporel et du spirituel, présentait cet empire romain comme la fin effective de l'histoire, ce qui était propice à cette gnose concurrente du christianisme. Interprétation de la fin de l'empire romain tout au long du christianisme médiéval comme fin de l'histoire. A partir de cette fin de l'histoire, le paradis terrestre peut s'instaurer peu à peu, incroyablement aidé par les progrès industriels, scientifiques et technologiques, l'idéologie du progrès étant une idéologie de la fin de l'histoire donc des incertitudes humaines. Du XIIe siècle jusqu'à aujourd'hui, de Joachim de Flore en passant par la Réforme, par le puritanisme anglais, par le positivisme d'Auguste Comte, par le marxisme, la gnose n'arrêtera pas de promettre le paradis terrestre immanent redivinisé qui se réalisera au rythme des progrès atteints, celui des sciences, des techniques, mais aussi celui des hommes responsables et méritants.
Le gnosticisme, auréolé des incontestables et formidables progrès dans la société occidentale, est régressif, il suppose des gens infantiles attendant du dehors des remèdes, des solutions, de bonnes interprétations de leurs maux avant même qu'ils puissent eux-mêmes réfléchir à une issue, des gens seulement désireux de douceur de vivre programmée, et ayant horreur de la réalité de leur existence. Mais, écrit Eric Voegelin, le gnosticisme ne peut vraiment éliminer ceux qui ne pensent pas comme lui, même par les guerres perpétuelles qui agitent nos sociétés. Les gnostiques n'auront pas la victoire face à ceux qui n'ont pas abdiqué leur vérité.
Il y a donc un message d'espoir à la conclusion de ce livre.

Alice Granger 

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