23 ans !





Accueil > LITTERATURE > Destini e segreti - Vittorio VETTORI,

Destini e segreti - Vittorio VETTORI,
par Alice Granger

Bienvenue dans Adobe GoLive 6

A propos de Destini e segreti, Vittorio VETTORI, Editions Gubbe Rosse, Florence.
Il giubileo letterario di Vittorio Vettori, a cura di Ruth CARDENAS, Editions Gubbe Rosse.
Forme del Pensiero, Comune di Poppi, Editions Pagliai Polistampa, Florence.


Comment, à l'occasion de ses quatre-vingts ans (24.12.2000), rendre compte de l'oeuvre de Vittorio Vettori, écrivain, poète, journaliste et critique littéraire italien hors normes, comment lui manifester cet hommage venu d'un autre pays que le sien pour en symboliser la valeur vraiment internationale, alors qu'il semble d'un autre temps et que ses nombreuses références à des auteurs et personnages italiens d'avant et d'après-guerre (parmi bien sûr de très nombreuses références à des auteurs étrangers) peuvent de prime abord faire croire à tort que sa recherche intéresse surtout des Italiens ? Comment lui rendre cet hommage en montrant à quel point Dante a été son Virgile, alors qu'il n'est pas du tout évident que dans notre village désormais planétaire nombreux soient ceux qui peuvent vraiment entendre Dante et donc Vittorio Vettori ?
Des témoignages, des hommages, Vittorio Vettori n'en a pas manqué depuis qu'il écrit et publie, son oeuvre traversant plusieurs dizaines d'années. Son épouse, la poétesse bolivienne Ruth Cárdenas, en a rassemblé un certain nombre d'entre eux (ainsi que les témoignages écrits spécialement pour les quatre-vingts ans) dans un livre Il giubileo letterario di Vittorio Vettori. Au fur et à mesure de ces échos nombreux, amicaux, analytiques, on se rend compte de l'érudition très spéciale de Vittorio Vettori.
Mon hommage sera différent.
Au crépuscule de sa vie, magnifique comme l'est un coucher de soleil, Vittorio Vettori a réuni, comme par hasard, à l'occasion de ses quatre-vingts ans, trois romans, L'amico del Machia, publié une première fois en 1973, L'oro dei vinti, publié une première fois en 1983, Sulla via dell'Arcangelo, publié une première fois en 1993, en un seul livre ayant pour titre Destini e segreti. Ce livre peut alors se lire comme son testament littéraire, ou comme son histoire.
Mon hommage sera de dire comment j'ai lu son histoire s'écrivant à travers ses trois romans.
En secret, Vittorio Vettori est quelqu'un d'autre. Il est Francesco Vettori, son ancêtre, fidèle ami de Machiavel au point d'être le seul à être autorisé à l'appeler Machia. Il reste de cette amitié non ordinaire la célèbre lettre du 10 décembre 1513, que Machiavel écrivit à Francesco Vettori, l'appelant " Magnifique Ambassadeur ", et évoquant une bizarre inquiétude, celle d'avoir égaré la grâce de son ami car celui-ci est resté trop de temps sans lui écrire.
Vittorio Vettori est clair : c'est en Francesco Vettori que je me reconnais ! Et le secret qu'ils ont en commun réside dans cette amitié hors normes liant Machiavel et Francesco, suggérant quelque chose de l'ordre de la transmission, quelque chose qui passe entre la graine princière qui triomphe et décline, et le germe qui reste, quelque chose qui peut se dire par la figure de la Pietà, centrale chez Vittorio Vettori. En effet, ces trois romans mis ensemble énoncent avec une grande cohérence ce que Vittorio Vettori veut transmettre au crépuscule glorieux de sa vie. Le message à transmettre s'énonce déjà par une amitié très spéciale, celle entre Machia et Francesco, qui est acte d'ensemencement entre une figure princière (Machiavel lui-même a pris de la graine de Cesare Borgia pour lequel il a gardé une très vive fascination) en train de vivre son coucher de soleil dans les vicissitudes italiennes et l'intense sentiment que la riche vie de la Renaissance est en train de disparaître, et un ami qui est le germe, qui s'incorpore en esprit, en pensée et en acte son ami en crépuscule. Michel-Ange, qui était aussi ami avec Francesco Vettori, a sculpté cette Pietà de St Pierre de Rome.
Vittorio Vettori parle donc de cette amitié spéciale requise pour une vraie transmission, une amitié qui résiste au tournant de la fortune, une amitié qui reçoit avec pietà le corps qui tombe de la croix du triomphe et devient humus, ce quelque chose sans lequel il n'y a pas de vraie humanité, ce quelque chose qui fait que Vittorio Vettori en sait long sur ce qui fait un humaniste, l'humaniste qu'il est dans la droite ligne de la Renaissance.
Comme Francesco Vettori, comme Machiavel, comme son propre père, comme ses nombreux maîtres, Vittorio Vettori ne peut se contenter d'une réussite professionnelle. Francesco Vettori était un remarquable, magnifique Ambassadeur à Rome pour les Médicis, et pourtant pour lui la réussite et l'apaisement qui en résulte est ailleurs. Sur la voie de cette réussite et de cette vérité, dont le secret réside dans cette transmission qui accomplit aussi un destin par un magnifique coucher de soleil (qui est aussi celui que Vittorio Vettori est en train de vivre), il y a l'inquiétude (centrale dans la vie de Vittorio Vettori, cette inquiétude que tous ses maîtres lui ont transmise, Maranani, Bottai, Pound, Heidegger, Prezzolini, Simone Weil, Emanuel Lévinas et tant d'autres), et une invincible volonté de paix.
De cette amitié qui est acte quasi corporel de transmission, qui inscrit une continuité par-delà la mort, Vittorio Vettori garde une absolue non-peur de la mort. Depuis sa jeunesse, depuis que cet ancêtre Francesco Vettori (et aussi Piero Vettori qui a une fonction politique importante à la même époque) fonctionne comme un puissant alter ego pour lui, Vittorio Vettori a cette certitude de comment quelque chose peut se transmettre, cette certitude de la continuité, ce secret d'une sorte d'éternelle jeunesse. L'inquiétude est une façon de scruter l'horizon pour apercevoir l'ami qui va, dans le futur, recevoir le message. De nos jours, cette transmission n'a rien d'évident, car Vittorio Vettori apparaît vraiment comme un homme d'un autre temps.
Avec une extrême cohérence, il a toujours, par sa très vigoureuse, vorace activité culturelle et littéraire, voyageant dans toutes les directions, mené une guerre privée afin que la vie culturelle de la Renaissance puisse se continuer dans notre temps, un pari, un miracle, aller envers et contre tout comme Ulysse au-delà des colonnes d'Hercule.
Mais, dès ses jeunes années, il semble que tout est perdu, tout est bouleversé, en crise, que l'immense espoir se tourne en mélancolie, que l'inquiétude perçoit la fin bien avant le commencement. C'est ainsi que Vittorio Vettori entre de plain-pied dans la dantité, qui est aussi la toscanité, voire dans cet état d'inquiétude de marque étrusque devant les signes funestes interprétés par les haruspices (Vittorio Vettori est né en Toscane, son père a bâti dans les années 1920 une maison, la Campaldina, là où vécut le roi étrusque Porsenna, à propos duquel Vittorio Vettori écrit dans son magnifique roman Il vangelo degli Etruschi que ce nom veut dire " Personne "). Dante est devenu très tôt le Virgile de Vittorio Vettori, parce qu'il a su très tôt ce qu'était l'Enfer. Très loin de cette enfance comme état idéal que chacun devrait viser selon un diktat profitant aux intérêts économiques mondiaux dont le Nord et l'Occident sont les bénéficiaires, Vittorio Vettori énonce étrangement que " l'enfance est un enfer ". Bien qu'il écrive ceci à propos de ses trois enfants, face auxquels il se sent impuissant justement à transmettre son expérience qui pourrait guérir leur inquiétude devant une histoire à vivre, nous entendons qu'il s'agit aussi de sa propre enfance. La transmission et la continuité ne sont pas aussi simples, cela ne se fait pas de parents à enfants, de père à fils.
Question importante : comment le père de Vittorio Vettori, qui a gardé jusqu'à un âge avancé sa vigueur et sa jeunesse d'esprit, peut-il transmettre à son fils cette sorte d'éternelle jeunesse, cette force de ne pas vieillir ? Pas directement. C'est autrement que le fils peut partager avec le père le même secret. Vittorio Vettori nous le dit en évoquant le conte de Kafka sur l'Empereur de Chine qui, sur son lit de mort, dévoile un secret à l'oreille d'un messager qui part en courant le transmettre au destinataire désigné par l'Empereur en train de mourir. Mais le messager n'arrive apparemment jamais à destination, car il lui est impossible de sortir. Vettori raconte que cette histoire, son ancêtre Francesco Vettori l'avait déjà entendue à Florence du fils d'un lettré byzantin. Façon de dire que, si on espère du père le secret pour sortir de l'enfer de l'enfance, on se trouve dans une situation d'enfermement à la Kafka. Sa fille aînée a aussi lu, et annoté, ce même conte.
Vittorio Vettori tient de sa mère, née dans les Alpes du côté de Trieste et exilée dès avant son mariage en Toscane, l'impression d'être depuis toujours dépaysé. Détail très important. Pour lui, le lieu maternel s'écrit d'emblée comme un exil, comme un manque, une séparation.
D'autre part, il a un père très jeune d'esprit, très entreprenant, qui réussit, ce dont témoignent les très nombreux hommages à sa mort, et lui, Vittorio, n'a rien fait de ce que son père aurait voulu qu'il fasse. Lui, Vittorio, qui devrait comme son prénom l'indique être victorieux dans la guerre privée qu'il mène n'aura, dit-il, sur sa pierre tombale qu'un nom, un prénom, et deux dates, pas d'hommages comme son père.
Vittorio est un enfant difficile et inquiet. L'enfer de l'enfance. L'exil intérieur. L'enfer de Dante. " mi ritrovai per una selva oscura/ché la diritta via era smarrita "(Dante, L'Enfer). La toscanité et l'intense sensation, déjà dans son enfance, de vivre un temps étrusque de crépuscule, un tournant des choses très inquiétant. Mais cette inquiétude trouve une voie. A la sensation d'exil intérieur, de " via smarrita ", répond le désir de voyage, d'exil spatial, et désir, voire faim vorace littéraire, d'interlocuteurs. Vittorio Vettori ne s'est-il pas mis à voyager tous azimuts dans les oeuvres littéraires comme les Etrusques sortent de la Toscane pour saisir, surprendre, l'intérêt de Rome, du peuple du Capitole, déjà histoire de graine et de germe (lire Prologue de Jean), de crépuscule en triomphe et victorieux dans son déclin-pietà, dans l'énergie d'abandon à ce peuple du Capitole prenant de la graine d'eux ? Toscanité qui se laisse d'autant mieux incorporer-décliner jusqu'à l'humus (et la curieuse disparition étrusque) qu'elle ensemence, le grain meurt mais laisse une plante. Dante et Pétrarque aussi allèrent à Rome.
Le père de Vittorio dit : " Cet enfant paraît être né à Rome ! "
En 1943, Vittorio Vettori quitte l'enfer de l'enfance, l'ennui du milieu familial, d'une curieuse façon. Il part faire son service militaire à l'Ecole des Elèves Officiers d'Avellino, dans le sud de l'Italie. C'est l'occasion de son premier contact avec le Sud, la dimension méridionale de l'Italie, Avellino, Naples, la Calabre de Cozenza, Rocca Imperiale, Sibari, Cassano. Une dimension plus humaine, plus désespérée et plus ingénue. De même que Francesco Vettori vivait dans une patrie de la Renaissance approchant de son crépuscule, dans l'intuition du bouleversement mais ne cessant pas d'espérer la continuité, Vittorio Vettori a vécu son enfance, son adolescence et sa vie d'adulte naissante dans la patrie mussolinienne, dans l'inquiétude d'une tragédie en train de se préparer. Dans le contexte de son intérêt pour l'humanisme de la Renaissance, où Machiavel a un rôle-clef pour avoir donné à la figure du Prince (inaugurée par César Borgia) son vrai statut pour enraciner dans la continuité l'humanisme, comme s'il avait compris que s'originait dans la fascination (celle par exemple de Machiavel pour Cesare Borgia) le point de départ d'un processus de transmission, quelque chose peut-être d'une victoire matricielle attirant en faisceau (en " fasce " comme dans " fascisme " justement) les regards d'envie de s'incorporer ça (mais aussi vorace, voire anthropophagique faim et curiosité intellectuelles), le Prince étant celui qui montre avec son corps, sa pensée, ses actes, une telle victoire de la vie comme si elle avait rejoint un état matriciel qu'il ne peut être tel un personnage christique que la cible eucharistique d'une envie originaire.
Vittorio Vettori est donc, pendant sa jeunesse, aussi témoin de l'existence d'une sorte de Prince de sa Patrie, un Prince qui se sent Rédempteur et se présente comme tel, un Prince en train d'inéluctablement faire sombrer avec lui l'Italie dans la tragédie. Ce Prince, c'est Mussolini.Mussolini qui, avant d'être ce fasciste au sens le pire du terme au point que la plupart des gens ont refoulé tout autre sens à ce mot, a oeuvré dans le sens du Risorgimento de l'Italie, qui a été sensible à la pauvreté du Sud, à la question méridionale, à cette dimension désespérée, laissée pour compte, de l'Italie. Mussolini a été, à l'époque d'avant-guerre, un Prince bizarre qui a fasciné des grands de ce monde, Gandhi, Churchill, Pound, et puis, à un certain tournant de la guerre, il a choisi le désastre, comme une voie anti-fasciste (Vittorio Vettori écrit que reste encore à entendre l'aspect anti-fasciste de Mussolini) en se ralliant à Hitler et à ses lois raciales. Anti-fasciste car oubliant le Mezzogiorno il s'en remet à Hitler et à sa race pure d'enfants du Nord, comme dans un acte d'impuissance. Dans L'oro dei vinti, Vittorio Vettori imagine un Mussolini restant, par-delà son ralliement désastreux à Hitler et à sa race pure du Nord, étrangement fidèle aux enfants du Sud, ces laissés pour compte pour lesquels il est impuissant à faire quelque chose.
Vittorio Vettori, en service militaire jusqu'à la fin de la guerre en Calabre, a en quelque sorte devant les yeux le message fasciste, et le tableau d'une sorte de constat d'impuissance à tendre la main au Sud.
Vittorio Vettori entendit en quelque sorte la question du fascisme, dans le sud de l'Italie, question laissée sans solution par le virement nazi de ce fascisme, comme la question Nord-Sud, toujours si actuelle et brûlante et menaçante non seulement en Italie mais sur toute la planète. Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, n'avons-nous pas devant nos yeux le tableau de la victoire de la race pure des enfants nantis du Nord si oublieux et si exploiteurs de la misère des enfants du Sud par-delà l'écran de la bonne conscience de la défense des Droits de l'homme ? Il y a quelque part un impitoyable refoulement de l'état désespéré car déracinement originaire de tout être humain donné au monde avant que d'être donné, dans le sillage humaniste, à la lumière (en italien, mettre au monde se dit " dare alla luce ", c'est-à-dire " donner à la lumière ").
Fidèle à cette forte impression laissée en lui (car y trouvant résonance) par le Mezzogiorno, par cet impossible Risorgimento faisant étrangement écho à son sentiment d'exil, à son inquiétude de toujours, Vittorio Vettori ne peut se mettre dans le camp des anti-fascistes, car c'est pour lui ne pas entendre l'appel de ceux qui n'ont pas encore la parole lancé à ceux qui vivent dans et par la parole en continuant cette véritable élite humaniste. Pour Vittorio Vettori, quelque chose a échoué dans l'épisode fasciste mussolinien, et c'est s'immobiliser de manière provinciale que de se mettre dans le camp des anti-fascistes pour se donner bonne conscience, au lieu d'aller espérer autre chose à l'heure du post-fascisme.
Il semble en effet que, comme le suggère la dimension mondiale de la guerre 39-45, pour Vittorio Vettori la question Nord-Sud ne peut vraiment s'entendre qu'à l'échelle de la planète, les pauvres du Mezzogiorno italien annonçant les pauvres du Sud de la planète saignés par la " race " du Nord. En rester à l'anti-fascisme, c'est en somme pour Vittorio Vettori faire l'autruche, mettre la tête dans le sable. Vittorio Vettori a résisté sereinement aux attaques dirigées contre lui par les anti-fascistes parce que, espérant autre chose, il ne fut jamais anti-fasciste.
Voici donc Vittorio Vettori, à la fin de la guerre, dans une patrie bouleversée par la tragédie, avec plus que jamais son impression d'être exilé, avec son inquiétude, une sorte de mélancolie que ne guérit pas une vie professionnelle bien remplie, une militance culturelle reconnue, une certaine voracité à lire et à analyser quasiment toutes les oeuvres de son temps (pas seulement italiennes).
Plus de vingt ans à Pise, puis retour à Florence, grande activité littéraire (entre autres, des études remarquables sur les oeuvres de Gentile, Croce, Gramsci), écrivain, critique littéraire, poète, journaliste, fondateur avec d'autres, en 1951, du prix littéraire Casentino, don à la bibliothèque de Poppi qui prendra son nom de sa bibliothèque personnelle.
Comme l'écrit Marino Biondi dans son article-essai ouvrant le recueil d'hommages Il Giubileo letterario di Vittorio Vettori, il s'est choisi une grande école d'esprits fraternels, un paradis de la culture, avec entre autres Ortega, Mircea Eliade, Jünger, Heidegger, Wittgenstein, Emanuel Lévinas, Simone Weil, Hannah Arendt, Frances Yates, Péguy, Pound, cherchant au rythme de son infatigable activité littéraire à rallier autour de lui ceux qu'il reconnaît comme les " fidèles d'amour " chers à Dante.
Intérêt, peut-être à cause de l'origine triestrienne de sa mère, pour la Mitteleuropa.
Intérêt pour l'Amérique du Sud.
Vittorio Vettori est un érudit, un lettré, une sorte d'aristocrate de la pensée, un humaniste d'un autre temps. Se faire entendre n'a donc jamais été facile pour lui. Il reste méconnu.
En effet, pendant des dizaines d'années, bien qu'il soit connu en Italie et au niveau international par de nombreuses participation à des événements littéraires et des voyages, peut-être n'est-il jamais arrivé à être homme de son temps, ce qui est pourtant essentiel à la transmission de son message. Un Prince, tel celui de Machiavel qui en a inauguré la lignée, doit être perçu comme tel. Il doit s'incarner au sens fort et peut-être chrétien du terme incarnation. Or, très curieusement, Vittorio Vettori écrit qu'il ne comprend pas ce qu'est l'incarnation, alors qu'il s'incline devant la grandeur de son mystère. Pendant des dizaines d'années, le lettré et l'incroyable érudit qu'il est, semblant d'un autre temps, ne sait pas pour lui-même ce qu'est l'incarnation, ceci paraissant lié aux femmes de sa vie jusqu'alors et en premier lieu à sa mère, chacune d'elles, sa première femme les représentants toutes, ayant un statut de chimère, la chimère étant très importante dans l'oeuvre de Vettori. On dirait que pendant très longtemps il n'avait pas encore rencontré cette vierge dont la prophétie a dit que d'elle naîtrait un fils, il n'avait pas encore rejoint le lieu matriciel de l'incarnation, lieu de repos, d'apaisement car de reconnaissance en tant que Prince. Ce lieu-là, qu'on pourrait nommer par la ville de Trieste en référence à la mère et au sentiment originaire d'exil lié à elle, Vittorio Vettori n'en a eu longtemps qu'une expérience chimérique, intensément poétique certes.
Une infinité d'intellectuels, de critiques littéraires, d'amis, reconnaissent ses talents, mais cela ne suffit pas à Vittorio Vettori pour qu'il s'estime Prince ayant regagné sa maison intérieure. Il faut quelque chose d'autre.
Ce quelque chose d'autre, il faut l'entendre dans le troisième roman, Sulla via dell'Arcangelo, qui parle apparemment d'un ami d'enfance très cher, le Bersagliere, qui s'est suicidé en lui laissant des écrits, et de beaucoup d'autres intellectuels qui se sont suicidés, Pavese par exemple, ou bien Michelstaedter appelé l'Archange, d'où le titre. Ceci comme par hasard sur fond de Trieste et d'Europe centrale.
En même temps que le récit de la lente déclinaison du Bersagliere vers la mort choisie, apparaît dans le roman (et dans la vie de Vittorio Vettori sous les traits d'une jeune poétesse bolivienne, Ruth Cárdenas, qui deviendra ensuite sa deuxième femme) Raab (ou Rahab), qui non seulement rappelle la Rahab de Jéricho mais surtout le monstre mythologique babylonien, symbolisant l'océan primordial, les forces mauvaises déchaînées avant la création, vaincu par Yavhé en mettant de l'ordre dans le chaos originaire. En Raab, nous reconnaissons tout de suite le Dragon duquel l'Archange Michel est victorieux (est " vittorio ", " vittorioso ").
Raab est Ruth Cárdenas, une très belle Bolivienne de trente-deux ans plus jeune que Vettori, poétesse venue dans le Vieux Monde faire entendre une voix jusque-là refoulée (donc menaçante comme le chaos originaire, comme des forces peut-être pas éternellement contenues) venue du Sud. Voici qu'avec le vieil homme, Vittorio Vettori, qui passa toute sa vie à voyager dans les pays et les oeuvres pour comprendre la vieille civilisation occidentale et ses contradictions qui la poussent à s'ouvrir au nouveau et à se replier sur elle-même, commence une relation amoureuse très tumultueuse, violente, marquée justement du signe du Dragon. Relation qui s'instaure entre l'humaniste du Vieux monde qui cherche depuis si longtemps à être de son temps, et la jeune poétesse descendue des Andes, venue du Sud, retour du refoulé Inca parmi les colonisateurs.
Raab représente le Sud venu par sa voix jusqu'au Nord, très vivante c'est-à-dire très combattive à partir de sa douleur originaire, exigeant du Prince qu'elle reconnaît dans l'humaniste vieil homme qu'il fournisse des preuves d'un humanisme qui prendrait vraiment en compte les enfants pauvres du Sud.
Face à Raab, Vittorio Vettori s'aperçoit que ce Sud a une richesse que le Nord n'a pas, que cette fois l'autre sens existe aussi, à savoir la jeunesse, cette fameuse jeunesse qu'il reconnaissait à son père, le secret de ne pas vieillir. Raab, tel un Dragon, dit Vittorio Vettori, est agressive, intolérante, démesurée, mais cette violence n'est-elle pas de l'ordre du rejet immunitaire de cette enveloppe d silence maintenant les gens du Sud dans une dimension de dépendance par rapport aux gens du Nord ? Pour Raab, le lettré et humaniste Vittorio Vettori se trouve dans un certain confort où rien ne lui manque. Rien, sauf cette fameuse jeunesse qu'elle incarne, elle, sauf ce feu et cette tempête. Il n'est pas son Pygmalion, dit-elle. C'est d'elle-même qu'elle doit advenir à la Parole.
C'est Raab alias Ruth Cárdenas qui s'impose peu à peu comme l'amie du Prince victorieux Vittorio, comme Francesco Vettori était l'ami de Machia. Le Prince Vittorio, constate par le tumulte lui-même de cette présence de Raab combien la vie dans sa douloureuse tension pour être admise comme le Sud par le Nord exige d'être prise en compte.
C'est parce que la demande de Raab est impérieuse, inimaginablement vivante, à la fois constructive et destructive comme le symbole du Dragon l'indique, capable de provoquer l'inondation mélancolique par son éloignement ou bien l'ensoleillement chaud de la promesse de bain de jouvence, que le Prince Vittorio peut s'incliner avec pietà comme la graine tombe dans l'humus au crépuscule flamboyant pour germer, donner d'autres plantes et d'autres graines, au Sud par exemple.
Acte de transmission dont le secret, qu'il partage avec Francesco l'ami de Machia, réside dans ce qu'il appelle le mystère de l'amour et le mystère de la mort. Le Prince tombe en un glorieux coucher de soleil, traverse la mort, s'ensemence dans l'humus matriciel (la chose qui est en commun à tous), s'imbibe de cette jeunesse pour lui éternelle, de cette vitalité qui est comme un coeur battant l'énergie de chaque jour, cette énergie qu'il peut prendre après qu'il s'est laissé tomber (entendre aussi le mot " tombe ") avec toute l'énergie de l'abandon. L'amie de Vittorio, Raab alias Ruth Cárdenas, peut germer à la parole.Il y a dans cette transmission entre le vieil homme qui traverse la mort en puisant dans l'humus nutritif une nouvelle éternelle jeunesse retrouvée (vieil homme qui représente aussi le Vieux Monde enfin à l'écoute du Sud de la planète) et la jeune poétesse du Sud, venue de Bolivie et formant avec Vittorio Vettori un bien étrange couple, dérangeant et surprenant, aussi une sorte d'échange (d'une part la jeunesse qui vient miraculeusement guérir la vieillesse, et c'est là où la " méditation " chère à Vittorio vient concorder avec " médecine " selon une étymologie platonicienne, et d'autre part une germination à la parole d'une enfant du Sud reconnue par l'Occident) (Rêve de Vittorio Vettori que Ruth Cárdenas reçoit le prix Nobel en 2002, en filigrane toute la question du père et de la mère pour Ruth Cárdenas).
L'acte de transmission se signe par la germination de la voix du Sud, qui entraîne avec elle matriciellement les voix (et les poèmes et contes, publiés en Italie par Ruth Cárdenas, en bilingue italien-espagnol, Cantos de invierno, et Habla Francisco, Editions Inti, Florence 1996) de ces enfants boliviens dont elle fut l'enseignante, qui manquaient de tout et qui désiraient avoir des crayons et du papier pour accéder à la culture et à la parole eux aussi.
Chacun des deux, " lui " et " lei ", lui et elle, retrouvent d'une manière différente une sorte de certitude matricielle virginale qui les unit en " luilei ", un état qu'il nomme par l'androgyne mais que je préfère dire béatitude paradisiaque matricielle.
Transmission réussie, qui se conclut par les épousailles de Vittorio et de Ruth en 1993.
Les épousailles eurent lieu au lendemain d'un grave problème de santé de Vittorio Vettori, une sorte de descente dans la mort et de résurrection. La pietà. Le lettré s'est incliné devant son crépuscule, son coucher de soleil en tant que lettré d'Occident, fin d'une littérature comme vie (Ruth Cárdenas-Raab définit avec violence la vie littéraire de Vittorio Vettori ainsi : la littérature comme vie alors que pour elle c'est la vie comme littérature). Ecrivant sur le suicide du Bersagliere, dans Sulla via dell'Arcangelo, Vettori écrit en fait sur sa propre descente dans la mort.
Parallèlement au récit de cette descente suicidaire (pour dire qu'il s'agit d'un choix délibéré) du Bersagliere, il faut entendre la dimension dantesque de la relation Vittorio Vettori-Raab, qui, tumultueuse, infernale car elle est le Dragon, ne peut aller qu'à la rupture, la descente jusqu'en bas de l'Enfer. Ruth dit, dans un poème inclus dans le roman Sulla via dell'Arcangelo, qu'elle est " l'enfer de l'excès ". Vittorio Vettori, très étrangement, répond qu'il ne s'agit plus d'Enfer, mais de Purgatoire. Lui, il est déjà dans le Purgatoire de Dante. Pourquoi ? Parce qu'il est, depuis toujours, homme à savoir par où vraiment tomber pour passer, comme tout en bas de L'Enfer de Dante, vivant, à savoir en s'accrochant au sexe de Lucifer tombé de son ciel de lettré d'Occident pour qui la littérature est vie. Oui, Vettori a gardé intacte ce que tant de témoignages appellent une sorte de chute émotionnelle, ce que Ruth Cárdenas saisit comme ingénuité, comme soudain transfert amoureux suscité à l'improviste et qui semble naïveté. Vittorio Vettori dit qu'il est déjà au Purgatoire parce qu'il s'est secrètement déjà incliné devant son intense faim de vivre, de jouir, et il s'est incliné devant la reconnaissance occidentale de Raab, en puissance il s'est déjà abandonné comme lettré pour qui la littérature est vie, un renversement se produit et sa vie devient littérature, s'incarne. C'est un abandon au charnel, et donc à quelque chose de matriciel. Ruth demande à Vittorio quand il l'emmène à Trieste, c'est-à-dire au pays de la mère de Vittorio, un pays d'où sa mère et lui avec elle étaient exilés depuis le commencement. Le Bersagliere énonce bizarrement le risque que prend Vittorio avec Ruth. Il évoque le matriarcat sanguinaire sud-américain. Mais Vittorio sait comme l'Archange Michel comment vaincre le Dragon. Pietà. Sexe. Enfin, Vittorio sait ce qu'est l'incarnation, et il est victorieux. Le Purgatoire, c'est le lent apprentissage de la vie comme littérature, chère à Ruth Cárdenas.
Cette belle histoire de mort et d'amour va infiniment plus loin que la rencontre d'un vieil homme du Vieux Monde et d'une jeune femme bolivienne. C'est toute la question Nord/Sud qui s'inaugure par ces épousailles d'une manière telle que la germination à la vie pour le Sud fonctionne comme le don de la jeunesse capable de ressusciter une seconde jeunesse au Vieux Monde. Car le Dragon représenté par Raab, c'est aussi toute la violence en puissance des enfants du Sud jusqu'à maintenant oubliés, infériorisés, exploités par le Nord, violence qui gronde, menace, une puissance aussi bien destructive pour l'Occident que constructive si elle est admise comme demande légitime de reconnaissance et de vie. C'est-à-dire que Vittorio Vettori, par son amie et épouse Ruth Cárdenas, constitue un précédent incroyable qui enfin le met en relief comme un Prince humaniste de notre temps à savoir s'inclinant devant le Sud. Ainsi, L'Archange Michel vainc le Dragon de cette violence en puissance et légitime sur fond de douleur intense, il vainc cette menace contre le Nord qui l'exploite, et nous entendons soudain différemment L'oro dei vinti, " L'or des vaincus ". La violation interminable des Droits des hommes à être des hommes pourra-t-elle prendre fin ?
En " faisceaux ", les regards élogieux convergent tous sur le Prince humaniste de notre temps, Vittorio Vettori, au Paradis de l'esprit humaniste, dans cet espoir que beaucoup de gens voudront prendre de la graine de lui et qu'il cessera d'être cet " auteur d'insuccès " qu'il dit être.
De son côté, Ruth Cárdenas, qui regrettait tant de n'être pas mère, donne à la lumière tous les enfants de la Bolivie et du Sud par son intense activité culturelle au Nord, et c'est par elle qu'un nouveau peuple du Capitole va s'intéresser aux nouveaux Etrusques-lettrés d'Occident.

 

Alice Granger 

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?