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Le " doublage " au bagne de Cayenne
par Philippe Nadouce

Le « doublage » au bagne de Cayenne

- Vous avez dit, je crois, quelque part, qu'on tuait très bien les prisonniers en prison danoise ...

- Et comment !

- Vous avez des preuves ?

- Et comment ! Mais c'est pas par là du tout qu'ils diffèrent des autres peuples !… oh non ! oh non ! on tue normalement, rituellement, dans toutes les prisons du monde !… 

F. Céline. " Entretiens avec le professeur Y "

 

L'histoire du bagne de Cayenne s'étend sur cent ans, à quelques mois près ; de 1852, date de sa création par Napoléon III -soucieux d'éliminer ses adversaires politiques et d'apporter une main d'œuvre bon marché aux colons présents à Cayenne- au 1 août 1953, jour où les derniers bagnards et surveillants rentrèrent en France sur le San Mattes. Un siècle d'infamie qui broya littéralement la vie de 70.000 hommes venus de tous les horizons et des milieux sociaux les plus divers; certains d'entre eux criaient leur innocence et ne furent réhabilités que longtemps après leur mort, d'autres s'étaient vus privés de leur liberté pour des idées politiques, une majorité enfin, était coupable des pires atrocités... Coupables ou pas, tous sans exception " payèrent leur dette " à la société française bien au-delà de ce que l'éthique et " l'humanité " d'une grande nation était en droit d'exiger.

Dans la dernière grande époque d'atrocités du bagne, nous parlons des deux premières décades du XXe siècle, Cayenne était une ville misérable qui, malgré plus d'un siècle de colonisation française ne possédait toujours pas de port digne de ce nom, pas davantage de quais, aucun hôtel, aucun poste de secours, aucune infrastructure administrative (excepté le bagne), ou commerciale ; rien. On y débarquait encore comme les premiers colons, se jetant à l'eau ou tiré de la barque par les surveillants ou les forçats. Les navires de ravitaillement jetaient parfois l'ancre à 4 milles en mer pour éviter de s'échouer sur les bancs de sable qui envahissaient la baie. L'homme parti de Saint-Nazaire ou de l'Île de Ré quelques semaines auparavant découvrait avec ahurissement une capitale agonisante, livrée à elle-même et d'une insalubrité impensable pour l'époque. On y trouvait, certes, les marques de la présence coloniale ; les bureaux de la compagnie Transatlantique, ceux de la banque de Guyane mais les rues désolées, les cases, les bicoques, la population misérable, bigarrée, mêlée aux milliers de vagabonds blancs anciens forçats, les " libérés ", la ville tout entière était écrasée par un renoncement total et l'infamante sensation d'avoir été abandonnée de toute force civilisatrice.

Le bagne, contrairement à ce que l'on pense, ne se trouvait pas à Cayenne même mais dans une bourgade voisine ; Saint-Laurent-du-Maroni et dans les îles du Salut (face à Kourou), dont la plus petite et la plus aride n'était autre que la fameuse île du Diable destinée aux détenus politiques. Cet ensemble avait mérité le surnom de " prison sans mur " et passe aujourd'hui pour le prototype expérimental des univers concentrationnaires du XXe siècle.

La liste des aberrations et des cruautés subies par les bagnards de Cayenne mériterait qu'on s'y attarde en détail mais notre propos est d'en traiter une en particulier car elle est de loin la plus révoltante. Nous voulons parler de la double peine infligée systématiquement au condamnés, appelée aussi le " doublage ". Le premier à s'élever contre cette mesure inique fut le célèbre reporter Albert Londres qui, en septembre 1923, fit paraître une enquête sur le bagne dans les colonnes du Petit Parisien. Les réactions en France et le concert de protestations qui s'en suivirent eurent un retentissement considérable. A tel point que le président du Conseil, Edouard Herriot, manifesta le désir de son gouvernement (Daladier au ministère des Colonies) de fermer la prison.

" Le doublage ? " dit Albert Londres. " Quand un homme est condamné de cinq à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d'années en Guyane. S'il est condamné à plus de sept ans, c'est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ?"

Ainsi, les hommes étaient condamnés à deux peines et tout le monde l'ignorait ; les condamnés les premiers, jusqu'au jour de leur arrivée dans les îles, bien sûr. Un homme ayant purgé sept ans était expulsé du camp. Pour lui, comme disaient les " doublards ", le vrai bagne commençait avec sa libération. Tout d'abord, la ville de Cayenne lui était à jamais interdite. On le priait ensuite d'aller rejoindre les siens, au kilomètre sept, en pleine brousse et là, livré à lui-même, rongé par la vermine et la fièvre de se débrouiller comme il pouvait pour survivre. En 1921, Albert Londres en compta 2448 se traînant dans les rues de Saint-Laurent-du-Maroni et les paquets de brousses alentours.

Cette mesure honteuse avait répondu au souci de l'état français de coloniser la région. " Amendement et colonisation " clamaient les textes de loi. " A leur libération, les transportés pourront recevoir une concession ". Leur quantité (sept ou huit) était ridicule comparée au nombre des " libérés ". Cette chance perdue, ils n'avaient plus droit à rien et ne trouvaient de travail nulle part. Leur pire concurrence étant les bagnards, infiniment plus dociles et moins onéreux, employés par les compagnies françaises et étrangères qui opéraient en Guyane. Les particuliers embauchaient, pour rien presque, les " assignés ", forçats de première classe, les comptoirs de commerce, en nombre réduit, une dizaine au total, en prenaient encore quelques-uns. La majorité n'ayant pas le droit de s'en aller pour trouver ailleurs du travail, végétait, couchait la nuit sous le marché couvert, arpentait les rues le jour à la recherche de quelque chose à manger, à fumer, à boire... S'ils ne trouvaient rien, ils volaient. Les malades, les blessés (les rixes étaient nombreuses), mourraient seuls, abandonnés dans un coin de brousse ou sur un trottoir.

Le 17 juin 1937, le président Daladier mit fin à la déportation vers Cayenne. Mais l'institution ne ferma ses portes que très longtemps après la Libération, en 1953...

L'entreprise de liquidation pure et simple du rebus et des opposants politiques qui se déroulait en France dans la plus incroyable impunité et au mépris le plus absolu de la dignité humaine fut un chapitre infâme de son histoire, une histoire qui, en ce qui concerne l'univers carcéral et la répression, mit un temps infini à tourner sa dernière page depuis l'article incendiaire d'Albert Londres. Après les grands crimes contre l'humanité perpétrés en Europe pendant la première moitié du XXe siècle, l'ère moderne qui reprenait son souffle demanda que les Droits de l'Homme fussent réellement défendus, qu'une " transparence " dans le traitement des faibles, des pauvres, des déshérités et des laissés pour compte fût déclarée de " salut public ", pour assurer une paix, une sécurité productive au sein des nouveaux marchés économiques occidentaux. La guerre froide et la nouvelle répartition du monde circonscrivit ces bonnes résolutions autour d'à peine une dizaine de grandes puissances avec toutes les carences que nous savons.

Il est vrai qu'aujourd'hui en France, les pratiques de l'administration pénitentiaire n'ont presque plus rien à voir avec celles de l'époque de Cayenne. Rien n'est plus pareil... Les moeurs ont évolué, certes, mais les prisons restent des mouroirs et des antres infernaux où la corruption et la bassesse sont les seuls maîtres ; des oubliettes fermées aux yeux de pseudo-citoyens handicapés par de terribles carences civiques, populations maintenues dans l'ignorance par les médias toujours très complaisants envers " l'état pénal ", relais zélé de la philosophie judéo-chrétienne ancrée dans le fanatisme du Talion, à laquelle vient se greffer le souci non moins religieux d'éliminer, de faire payer très cher ses écarts à l'étranger, à l'hérétique qui s'est aventuré sur les terres saintes de l'Occident...

Mais comment ne pas tracer de parallèles entre la " commotion " provoquée par le reportage d'Albert Londres en 1923 et l'effarement des parlementaires français qui, en 2000, découvrent le rapport de la commission d'enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires français. " La honte de la république ", n'hésitent-ils pas à dire ! " La prison est inhumaine, inique " ! Des voix s'élèvent ! " Le système carcéral actuel vit ses derniers jours ; il faut réformer ! ". Entre la parution de l'article de A. Londres dans le Petit Parisien et la fermeture définitive du bagne de Cayenne en 1953, trente ans se sont écoulés. " L'horrible vérité " dévoilée en ces derniers mois de 1999 sur nos prisons provoqua un ras de marée de promesses, de projets et de cris au changement qui, eux aussi, feront long feu.

Nous retrouvons là une partie du " rituel " sadique dont parle Céline.

Entre ces deux dates ; 1923, 1999, rien n'a changé ; l'histoire est restée la même car les structures fondamentales de la société capitaliste sont restées les mêmes ; les statistiques de l'horreur ont d'ailleurs peu changé : ici, sur un peloton de 160 forçats du terrible camp Charvein, installé en pleine brousse, 80 meurent de fièvres en trois mois et 60 se suicident. Là, de 1997 à 2000, 368 prisonniers se sont donnés la mort dans les prisons françaises ; des dizaines se sont auto mutilés, des centaines furent infectés par le virus du sida et un nombre non répertorié officiellement (quelques centaines selon les estimations) en sont morts, incapable d’accéder aux traitements antiviraux, trop coûteux. Les grâces médicales, elles non plus, n'ont pas de statistiques officielles ; elles sont rares et l'indifférence des pouvoirs publics face aux cas de VIH / sida est proprement criminelle.

Manifester trop brutalement son indignation à ce sujet et parler de " liquidation ", de " rituel barbare", de " pourrissoir ", est devenu suspect car les médias en parlent peu ; les mots sont trop forts pour une réalité qui semble inexistante. Ce silence médiatique est interprété sans équivoque par l'immense majorité: " si l'on n'en parle pas, c'est que le problème est bénin ". Les manifestations isolées de quelques associations, de certains intellectuels qui revendiquent une réforme en profondeur ; le droit d'association des détenus, le droit à l'intimité, le droit au travail, le respect des droits de l'Homme dans les prisons, etc., en somme, l'humanisation de l'univers carcéral, tous ces gens et leur lutte, hélas, font l'effet de sectaires, " d'intéressés " qui veulent se faire entendre, de personnages de fait divers qui ne représentent en rien l'expert, le diplômé, le représentant de l'état et du " sérieux institutionnalisé ", sans lequel tout discours est condamné au discrédit et à la méfiance. Une logique sociale et sociologique qui vient s'ajouter à toutes les autres...

On comprend alors pourquoi l'exercice d'une pensée philosophique pour traiter ce sujet est automatiquement suspectée voire ridiculisée. Pourtant les plus grands noms de la pensée universelle se sont rebellés et indignés contre la prison, l'enfermement arbitraire et tout l'archaïsme qui y est rattaché. Nietzsche va même jusqu'à dire que la sentence dictée par le juge, le condamne lui aussi irrémédiablement. Les grandes découvertes de la psychologie au début du XXe siècle ont à leur tour démontré toute l'irresponsabilité contenue dans le désir de châtier, dévoilant ainsi à ceux qui faisaient les lois et les votaient que la vie en société étaient l'affaire de tous...

Madrid, le 11 juin 2002

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