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Levée d’écrou - Ghérasim Luca
par Xavier Lainé

Corps

En aucun cas rechercher la clef.

À propos de Ghérasim Luca, "Levée d'écrou", éditions José Corti

C'est une chose étrange: un objet non identifié dans le ciel poétique, une lettre anonyme écrite à un anonyme, postée par une main amie, et qui n'espère nulle réponse.

C'est une chose étrange née de l'imagination fertile d'un poète qui traversa le siècle sans prendre de gants, ni d'ascenseur. Quelque chose qui transpire cependant d'humanité et d'humour.

Il en est ainsi des objets non identifiés qu'on peine toujours à en reconnaître l'existence. En littérature comme dans l'univers, on se frotte les yeux, on regarde à deux fois avant de reconnaître en celui-ci une forme connue, reconnaissable et qui réponde à notre attente. Et l'objet y répond au détour de la lettre, au détournement de la lettre qui nous retourne et nous laisse incrédules.

Car on demeure incrédule de recevoir de plein fouets des mots forts dits comme par inadvertance: le 6 novembre, Ghérasim conclue sa lettre par ces mots:

"L'homme doit arriver à voir l'air dans ce qu'il pense."

Non, frottez-vous bien les yeux de désespoir, vous avez bien lu, il ne s'agit pas simplement d'avoir l'air de ce qu'on pense, mais de voir l'air de ce qu'on pense pour mieux en mesurer la transparence, la vanité, l'incongruité, l'inutilité. Penser relève de cet acte majeur qui nous fait tenir debout, du moins le croyons-nous, quand penser ne relève en fait que d'une alchimie plus ou moins cohérente qui nous déséquilibre.

Une fois déséquilibré, il convient d'attendre la lettre suivante, puis encore une, puis une quatrième. Les hasards de la poste ne les mènent pas toutes au même destinataire. Le véritable lecteur, c'est celui qui se plonge, des années plus tard dans un livre nommé "Levée d'écrou". Et qu'il s'y plonge jusqu'au vertige.

La cinquième lettre achève de nous déséquilibrer:

"Monsieur,

Lorsque l'apparence devient pour vous transparente, vous n'en êtes pas moins plié en deux."

La phrase lapidaire lâchée, on rentre chez soi, on reste sourd à toute sollicitation rationnelle, on hésite encore à s'enfoncer dans le désespoir le plus léger. Car au fond on est alors heureux à en hurler de douleur. On reste subjugué d'incompréhension. Ghérasim nous montre le chemin absurde de la pensée. Et nous escaladons par la face nord du poème ses mots savonneux. Il nous laisse en quête du sens caché des choses, perplexes de ne pas découvrir la clé de ses songes.

Il nous assène alors, le 19 novembre, son ultimatum:

"Etre en route, chercher et même trouver une clef, ce ne sont là que des passe-temps de serruriers."

Les lettres se succèdent jusqu'au 2 décembre. Ghérasim alors se tait, rien ne surgit plus, il laisse la boite aux lettres vide, exsangue de tout amusement, le silence pesant sera pire que sa pensée débridée. Il nous laisse pantois, naturellement pantois.

Xavier Lainé
La Burlière
Ferrages de Ghillempierre
Manosque

9 juin 2004

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