John Mullan mercredi 06 septembre 2006 dans le guardian: "pourquoi écrire en anglais"

 

 

Est-ce que c'est un avantage d'écrire dans une langue étrangère? L'évènement littéraire de ce mois est en effet "les bienveillantes" un roman de 900 pages sur l'holocauste, écrit en français par l'Américain John Littell, qui habite en Espagne a grandi en parti en France et qui revendique d'avoir écrit ce livre en français la langue de Stendhal et de Flaubert. Le fait qu'il ait adopté une langue étrangère semble avoir augmenté l'impact du livre. Les lecteurs français et les critiques parlent d'un fait sans précédent quelque chose de différent de la structure habituelle élégante de la fiction française.

 

Ecrire dans une deuxième ou dans une troisième langue n'est pas inconnu des grands écrivains.

L'exemple le plus célèbre de la littérature anglaise est sans doute celui de Joseph Conrad dont la langue natale était le polonais, la deuxième langue le français mais qui écrivit toute son œuvre et même son journal intime en anglais. Conrad dont le nom complet était (Jósef Korzeniowski) revendiquait de façon fataliste qu'il n'avait pas choisi l'anglais mais plutôt que "c'était le génie de la langue anglaise qui l'avait adopté"

 

Il avait aussi une habitude de grommeler que son choix lui avait apporté plutôt de la condescendance: 'j'ai été disputé comme une sorte de marginal, un sacré foutu d'étranger écrivant en anglais", alors qu'il était déjà l'auteur de certaines des plus grandes fictions de la littérature britannique telle que "au cœur de l'obscurité".

 

Virginia Woolf classait Conrad parmi "les étrangers parlant un anglais pitoyable et même si sa grammaire était bonne son accent était parfois impénétrable. Ecrire était une sorte de libération vis à vis d'efforts de prononciation impossible à satisfaire.

D'autres auteurs ont aussi trouvé une liberté créative en choisissant une autre  langue. Vladmimir Nabokov qui comme Conrad avait l'anglais comme troisième langue muta de l'écriture en russe à l'écriture en anglais en émigrant aux USA. Il devint un des plus grands stylistes dans cette langue dans laquelle il créait des jeux de mots comme seul un étranger pouvait le faire.

 

Un autre maître de la modernité, Samuel Beckett réussit à faire du bilinguisme  un principe d'existence et certains ont dit qu'il était dans son caractère de toujours se parler à lui-même dans une langue étrangère. Certaine de ses œuvres les plus célèbres -"en attendant Godot, Malone meurt"-ont été écrites en français et seulement ultérieurement traduites en anglais. Pour les fanatiques de la littérature française il lui appartient, bien que l'explication donné par le grand homme de son penchant pour le français ait été que "en français c'est plus facile d'écrire sans style".

 

Quand le romancier allemand Stefan Heym écrivit sa première fiction en anglais, avant d'avoir été traduit en allemand c'était pour une raison commerciale: l'Amérique était son premier débouché. Cependant à cette époque cela devenait un principe intellectuel, car habitant en Europe de l'Est et ne réussissant pas à être édité à l'Ouest, il choisit l'anglais parce que cette langue était la langue naturelle de la dissidence. C'est qu'il y avait eu un précédent. L'un des plus grands stylistes français, Voltaire, avait choisi d'écrire la plupart de ses lettres sur la nation anglaise dans cette langue. Il avait en effet passé deux ans à Londres et avait pris l'habitude de considérer l'Angleterre comme l'origine de la lumière. Il en avait adopté la langue.

Au sujet de ce temps où tous les hommes et les femmes de bonne éducation écrivait en latin j'ajouterais: soyez assez intelligent pour échapper à la bêtise de votre propre langue.

 

 

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Jason Burke depuis Paris le 01 octobre 2006 pour l'Observer: l'épopée du 3°Reich fait démarrer une guerre des offres entre éditeurs.

 

C'est un texte de 900 pages tapées bien serrées en français avec des détails effrayants de tortures, d'exécution de masse, de batailles bureaucratiques au cœur du troisième Reich, d'inceste, de matricide, et de rencontres homosexuelles qui a fait démarrer une frénésie dans le milieu international de l'édition.

 

Demain le bar de l'auberge de Hesse à Frankfort, l'hôtel qui en cette saison est la luxueuse place favorite de l'élite de l'édition, sera pris d'assaut à la veille de la foire annuelle du livre - et il y aura un seul sujet de conversation.

 

"Chacun désespère de mettre une main dessus. Les sommes dont on parle sont astronomiques" dit un agent littéraire.

 

Les observateurs spécialisés parlent d'un chiffre très important de multiplication par 6 pour les droits du livre en langue anglaise "face à la guerre des offres le ciel est sans limites" dit un analyste. "Pensez à un chiffre et ajouter une série de zéros".

 

Personne à commencer par l'auteur Jonathan Littell lui-même, ni son éditeur français  Gallimard ne s'attendait à un tel succès. Un seul article d'une revue berlinoise a provoqué une marée de questions auprès des agents de Littell a Londres et un contrat énorme a été conclu avec un éditeur allemand la semaine dernière.

 

"Les Bienveillantes" -(en anglais les Furies), est resté en tête des listes des best sellers depuis sa publication il y a un mois. Avec 100 000 copies vendues, il est déjà classé parmi les principaux prix littéraires à venir et les critiques français ont fait un éloge du livre avec des termes qu'on n'avait pas entendu depuis bien des années.

 

"Une tonnante saga dans la tradition des grands russes" a écrit le Monde en comparant Littell un américain élevé en France, à Tolstoï. Marc Fumaroli de l'Académie Française l'a appelé "une énorme saucière jetée sur la table d'un public littéraire mourrant de faim". Pour le magasine le Point c'est "le livre énorme, noir et brûlant qu'on aurait pensé impossible jusqu'à présent"

 

Les Bienveillantes, mémoires fictives de l'officier SS Maximilien Aue ont plongé les lecteurs dans les labyrinthes de la bureaucratie nazie et des crimes de masse.

 

Cela a demandé 4 mois à l'auteur pour les écrire après 4 ans de recherche. Littell le fils d'un auteur de roman d'espionnage Robert Littell est un ancien travailleur volontaire qui attribue sa fascination pour la banalité du mal au fait qu'il a rencontré des actes de génocide dans les Balkans et vue des tombes de masse en Tchétchénie et en Afrique.

 

Gallimard l'éditeur parisien attribue le succès des Bienveillantes à l'extrême qualité du travail mais d'autres sont moins flatteurs. "Il y a deux types de succès littéraire en France, l'authentique et le fabriqué" dit un journaliste d'une revue littéraire qui ne souhaite pas être nommé. "Le succès de ce livre est artificiel; Il est lié au fonctionnement de toute la machine de l'édition incluant critiques journalistes confrères éditeurs et même le public qui est en train de construire une rumeur".

 

Claire Devarrieux, critique littéraire de Libération dit qu'il lui faut "lancer une petite cuiller d'eau froide sur la marmite bouillonnante de l'enthousiasme pour le livre" le méprisant comme étant 'une docu-fiction bien longue".

 

C'est comme vendre en France vite -20 000 copies le même jour- d'une traduction du manuel de 1944 qui conseillait aux soldats anglais la manière de se comporter une fois qu'ils auraient débarqué. On aurait fait un pamphlet de la somme de toutes les observations sympathiques qui conseillaient aux troupes de ne pas croire que toutes les femmes françaises dansaient le french cancan ou étaient  prêtes à tomber dans leurs bras, et que certains sur places résistaient à l'occupation nazie.

 

"Ca fait du bien aux gens d'écouter quelque chose de positif dans les temps difficiles quand la France  est constamment en train de se sous-estimer" dit Jean Marc Savoye l'éditeur de ce petit manuel. "De nos jours quand le futur n'est pas évident, il est normal qu'on se tourne vers les grands évènements historiques dans lesquelles nous sentons comment nous pouvons être entraînés et qui nous enseigne ce que nous sommes".