Alexis Apoukhtine (1840-1895) est issu d’une famille russe noble et a fait ses études dans un établissement d’élite. Il se consacra très tôt à la poésie, mais resta à l’écart de la vie littéraire engagée.

Il passa ainsi sa courte vie en " ermite mondain " et ne publiera son premier recueil de poèmes qu’à l’âge de 46 ans; il devint surtout célèbre pour ses romances mises en musique par Tchaïkovsky.

Son œuvre en prose se limite à trois récits, simples et laconiques, avec une tonalité étrange de mélancolie et d’ironie qui caractérise cet écrivain russe méconnu.  

 

Le jour brille-t-il dans le silence de la nuit
Dans les rêves sans fin, du combat pour la vie.
Partout avec moi, ma vie est remplie avec les mots
pour toi, pour toi, tout pour toi.
Avec elle, je ne crains pas les fantômes
de nouveau, mon coeur aime.
La foi, les rêves, les mots inspirés
tout dans mon âme
tout ce qui est cher et saint
tout est pour toi.
Si mes jours sont clairs ou sombres
si bientôt je perdais la vie
je sais une chose
c'est que jusque dans ma tombe
je penserais, je sentirais,
les chansons et la force pour toi.

(" Si le jour brille ", poème mis en musique par Tchaikovski )

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Alexis Apoukhtine se nomme lui-même le " dernier des Romantiques "; il a vécu, en toute conscience, la triste et douloureuse vie d’un écrivain en avance sur son temps. En homme sage et fin, il a refusé à se duper lui-même, à s’illusionner :

" Vivre dans la négation est odieux " écrit-il, mais il ne sait pas " ne pas voir "; c’est pourquoi il n’écrira que trois récits, préférant composer des vers, des " chansons sans paroles ", au sens où l’entendait Verlaine.

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Le premier récit : " Les Archives de la comtesse D. " est composé de lettres adressées à une comtesse par divers personnages, dans un jeu compliqué de miroirs et de tromperie; chacun des héros mène son jeu à l’aveuglette, et seul le lecteur appréhende les évènements en totalité

Ce récit donne ainsi l’impression " d’un regard venu d’une autre dimension, de l’au-delà; un étrange théâtre de marionnettes dont les fils se perdent dans le néant; seul à même de contempler le tableau dans son ensemble, à jouir d’une vue panoramique, le lecteur se trouve exclu de cette ronde infernale, absurde. Son regard vient d’en haut, d’un autre système de références ".

Pour Apoukhtine, la littérature n’a pas vocation à chercher un sens à la vie; il rejoint là un autre écrivain, Lermontov qui écrivit : " Car la vie, dès qu’on jette à l’entour un regard attentif et froid, n’est plus que vide et stupide plaisanterie ".

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Le deuxième récit : " Le Journal de Pavlik Dolski " est la relation, par lui-même, de la vie d’un quinquagénaire marginal, coupé du monde et de ses réalités.

C’est l’idéal du " type bien " pour tout le monde, incapable de décevoir les attentes de son entourage; un vieillard-adolescent, infantile, car il n’a pas de vie vécue derrière lui, mais un fonctionnement mécanique; une incapacité totale à exister et à coexister avec les autres, une impuissance virant à l’agressivité et une inadéquation complète entre l’âge mental et l’âge réel; une solitude familière, inévitable, et une triste et banale histoire d’amour, première et dernière tentative tardive d’entrouvrir sa coquille " ( Natacha Strijevskaïa ).

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Le troisième récit : " Entre la mort et la vie " est la narration, toute simple, stupéfiante d’authenticité quotidienne, de ce qui est " après la mort " :

" Le récit proprement tolstoïen de ce que voit le héros mort, les larmes de ses proches, les préparatifs des funérailles, l’errance, l’ascension et la réincarnation, la réapparition de l’âme sur la terre. Un texte mystérieux et unique en son genre dans la littérature russe, à la fois parabole philosophique et relation d’une révélation ".


Voici ce qu’écrit Apoukhtine à la fin de l’office des funérailles de son héros :

" Je me retrouvais en un lieu sombre, qui m’était inconnu; je ne voyais, n’entendais rien, je pensais simplement, obstinément, avec une ardeur redoublée.

La grande énigme qui m’avait tourmentée ma vie durant était à présent résolue. La mort n’existait pas, il n’y avait que la vie, la vie éternelle. J’en avais toujours eu la certitude, mais j’était incapable de le formuler.

Cette conviction se fondait sur l’idée que dans le cas contraire la vie eût été pour moi d’une criante absurdité. Ainsi l’homme eût pensé, senti, eût conscience de tout ce qui l’entourait, il eût joui et souffert… pour disparaître"...

Fort de sa conviction, le défunt " pensant " se remémore sa vie passée, la beauté du monde et le bonheur de vivre. Il implore le ciel :

Ah, vivre ! Simplement vivre ! Contempler des visages humains, entendre le son d’une voix humaine, connaître à nouveau le commerce des hommes… de tous les hommes, bons ou mauvais. Existe-t-il, d’ailleurs, des hommes absolument mauvais ? L’homme ne sait rien de ce qu’il lui faudrait avant tout connaître. Il ne sait pas pourquoi il naît, vit et meurt. Il oublie ses précédentes existences et ne peut prévoir les suivantes. Il ne comprend point le pourquoi de ces vies successives, se contente d’accomplir un rituel qui lui échappe, au milieu de ténèbres et de souffrances de toutes sortes. Comme il voudrait, pourtant, s’arracher à cette nuit, comme il s’efforce de comprendre, comme il s’ingénie à agencer et améliorer son quotidien, comme il tend sa pauvre raison, si limitée ! Or tous ses efforts restent vains…

Ah, que je voudrais revenir parmi ces êtres malheureux, pitoyables, si patients et si chers ! Je veux vivre de la même vie qu’eux, je veux à nouveau me mêler à leurs intérêts mesquins, à ces chamailleries !

Je veux cet amour, cette haine, ces bagarres !...

Ah, vivre ! Simplement vivre ! Avoir seulement la possibilité de respirer l’air de la terre, de prononcer un mot humain. Ah, pouvoir crier, crier…

A cet instant, le " mort " prend conscience qu’il est en train de crier de toutes ses forces et qu’une joie insensée s’empare de lui; il ouvre les yeux; il se trouve dans la chambre de sa servante qui vient d’accoucher le jour même de ses funérailles :

"  On me baigna dans un baquet, me langea et me coucha dans un berceau. Je m’endormis aussitôt et oubliai tout ce qui m’était arrivé.

Quelques heures plus tard, je me réveillais, petit être sans défense, absurde et frêle. J’entamais une vie nouvelle.

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Comme l’écrit justement N. Strijevskaïa) dans son commentaire :

Tous les textes d’Apoukhtine sont des témoignages, et " Entre la mort et la vie " est un témoignage de " là-bas ", anéantissant tous les repères de l’âme, une ultime tentative désespérée de trouver un sens à la vie, fût-ce dans une autre vie, fût-ce au delà des limites de la vie elle-même, avant d’échouer, encore et encore, dans le même cycle infernal " .

 

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