" Le dit de Tianyi " (Ed. Albin Michel 1998) est une œuvre majeure de François Cheng ; il a l’art, en tant que poète et calligraphe, d’aller d’amblée au fond des choses et des sentiments, de faire ressortir les rapports intimes de soi et de la nature, et de montrer le sens de l’existence à travers son témoignage d’une quête spirituelle au confluent de deux civilisations.

? Cette sensibilité peu commune est mise en valeur par un style limpide, d’une parfaite maîtrise dans la conduite du récit, la description poétique des paysages chinois et l’évocation des sentiments du narrateur.

Le dit du peintre Tianyi ( ses confessions ) est aussi en grande partie celui de l’écrivain Cheng qui raconte son passé et sa culture d’origine, ainsi que son itinéraire intérieur à travers l’art et la découverte de la civilisation occidentale.

" Avant que tout ne soit perdu, avant que le siècle ne se termine, quelqu’un, du fond de l’insondable argile, a tout de même réussi, par la seule vertu de la parole, à faire don des trésors amassés le long d’une vie " emplie de fureurs et de saveurs ".

?La première partie du " roman " se déroule en Chine, de 1930 à 1948. Tianyi se remémore les souvenirs marquants de son enfance : le cri d’une veuve hantée par l’âme errante du mort et qui appelle cette âme la nuit pour qu’elle ne s’égare pas, la mort de sa jeune sœur, la chaumière de ses parents au pied du mont Lu, aux cimes dissimulées dans des voiles de brouillard :

" Brumes et nuages du mont Lu, si célèbres qu’ils s’étaient mués en proverbe pour désigner un mystère insaisissable, une beauté cachée mais ensorcelante. Par leurs mouvements capricieux, imprévisibles, par leurs teintes instables, rose ou pourpre, vert jade ou gris argent, ils transformaient la montagne en magie.

?Dès cette époque, quoique confusément encore, j’avais l’intuition que le nuage serait mon élément, cette chose qui est immatérielle et pourtant substantielle, cette présence éthérée et presque palpable. Je comprendrai plus tard pourquoi les chinois sont si férus de nuages, pourquoi ils usent de l’expression " nuages et pluies " pour désigner l’acte d’amour et l’état d’extase et pourquoi les poètes et taoïstes parlent de manger ou caresser brumes et nuages ".

Tianyi découvre aussi le pouvoir magique de la calligraphie : avec " pour seule arme " le pinceau et l’encre; il dessine et s’exerce à la " magie du papier qui reçoit l’encre " :

" Le maître exigeait de moi que je capte les poussées internes, les lignes de force qui animaient les choses. De tout temps, à travers ces choses , les chinois expriment leurs états intérieurs, leurs élans charnels aussi bien que leurs aspirations spirituelles ".

Autre fascination au début de l’adolescence : son amour pour la lumineuse Yumei ( " Prunus de jade " ) qu’il surprend un jour en train de faire ses ablutions.

Il dessine pour elle son portrait en buste : " Dans une sorte d’effervescence, je rendis trait par trait ma vision intérieure. Ce visage ovale à la pureté de jade, cette bouche nette et sensible où affleurait une sensualité retenue, ces yeux aux reflets sans fond emplis de candeur étonnée qui en augmentait le mystère… A mesure que j’accouchais de l’image, je me délivrais du poids qui m’étouffait …".

La découverte de la beauté de la femme par Tianyi sera entachée deux ans plus tard par un sentiment de cruauté lorsqu’il voit des photos de guerre montrant des femmes nues victimes de viol et contraintes de se tenir debout à côté de leurs bourreaux en uniforme. Ainsi " une même beauté inspire le sentiment le plus élevé et la cruauté la plus abjecte ".

François Cheng s'expliquera plus tard en ces termes sur le mystère de la beauté et du mal :

« Je ne dois pas non plus effacer de ma mémoire la confidence de cette femme de beauté, au don artistique exceptionnel, ange tombé un soir d'hiver dans l’horrible abîme terrestre, bafouée dans sa chair la plus intime...

Images reçues à sept ans de ces Venus grecques et de La Source d'Ingres sur lesquelles , en surimpression, s'imposaient, deux ans après, celtes des femmes chinoises violées que leurs bourreaux obligeaient à poser nues à côté d'eux, lors du massacre de Nankin.

Cette scène a déterminé, pour le reste de ma vie, les deux pôles de ma sensibilité, deux lancinantes interrogations sur le mystère de la beauté et sur celui du mal. Rien ne pourra m’en dévier au long de la route que j'ai encore à effectuer sur terre ». ( Lire 2004 ).

L’autre rencontre importante de Tianyi sera celle de son ami Haolang, admirateur de Gide et partisan convaincu de la révolution communiste; il traversera une partie de la Chine avec lui pour rejoindre Yumei, devenue comédienne dans une troupe de théâtre.

L’entente amicale à trois ne durera pas; Tianyi surprend un geste d’intimité entre ses amis et préfère s’enfuir, torturé par la douleur. Il se réfugiera auprès d’un maître peintre qui lui redonnera le goût de vivre et de peindre; Tianyi ira ensuite travailler dans les grottes de Dunhuang, près du désert de Gobi, pour y copier des fresques. Il est toujours désespéré :

" A nouveau, je fus envahi par une indicible nostalgie. Un rayon dardé par une étoile particulièrement rouge me fit saigner le cœur, rouvrir ma blessure mal fermée …".

La mort de sa mère augmente encore son désarroi. Il obtient une bourse d’étude pour la France et revoit avec joie, avant son départ, Yumei qui ne vit plus avec Haolang parti rejoindre les rangs des communistes. Mais ils comprennent que leur amour doit être encore différé.

?Tianyi dira plus tard, lorsqu’il aura lu en France A la recherche du temps perdu : " Contrairement à Proust, j’aurais écrit : " A la recherche du temps à venir "; la loi du temps, du moins ma loi à moi, à travers ce que je venais de vivre avec l’Amante, n’était pas dans l’accompli, dans l’achevé, mais dans le différé, l’inachevé… "

A Paris, une nouvelle vie commence pour lui, souvent difficile; de nature solitaire il a une profonde nostalgie de son pays. Il découvre avec émotion, au cours de plusieurs voyages en Europe, la culture occidentale et son art. Ses réflexions sur la peinture sont particulièrement éloquentes et le ramènent à son passé et à sa propre vie :

Entrant dans l’univers intime de Rembrandt, je ne m’attendais certes pas à pénétrer dans le mien propre. Insidieusement mais sûrement, les créatures du Hollandais investissaient mon champ imaginaire, me révélaient les images des désirs et des rêves dont mon inconscient était habité … Mon intuition était trop en éveil pour ne pas comprendre que la main tendue là par le grand artiste était la plus fraternelle que je puisse rencontrer en Occident, que cette main guérisseuse était l’une des rares capables d’apaiser mes nostalgies et mes remords ".

Tianyi est fasciné par les visages qu’il voit autour de lui et dont il réalise les portraits; un visage est pour lui la chose la plus mouvante et la plus insaisissable de l’univers :

" A partir de la naissance, chaque visage est façonné par toute une vie de désirs refoulés, de tourments cachés, de mensonges entretenus, de cris contenus, de sanglots ravalés, de chagrins niés, d’orgueil blessé, de serments reniés, de vengeances caressées, de colères rentrées, de hontes bues, de fous rires réprimés, de monologues interrompus, de confidences trahies, de plaisirs trop vite survenus, d’extases trop tôt évanouies.

Chaque ride en porte la marque aussi sûrement que les anneaux d’un arbre. C’est tout cela que le visage révèle de la personne, à son insu, malgré l’effort surhumain qu’elle déploie pour le cacher. Le visage, c’est bien ce que chacun connaît le moins bien de lui-même… A ce masque vient s’accrocher de temps à autre la beauté … ".

?Son séjour à Paris est adouci lorsqu’il fait la connaissance d’une musicienne, Véronique, meurtrie comme lui par la vie et la maladie; mais il n’oublie pas Yumei et mesure la difficulté à pénétrer dans le monde intérieur d’un être, surtout féminin :?" Il y a des moments d’extase qui entretiennent éphémèrement le rêve de l’Un. L’homme, taraudé par le fini; s’échine à rejoindre la femme, envahie par l’infini, sans jamais y parvenir. Il lui reste à demeurer cet enfant abandonné qui pleure au bord de l’océan. L’homme s’apaiserait s’il consentait à écouter seulement la musique qui résonne là, en lui et hors de lui - d’écouter humblement la femme devenue un chant trop nostalgique pour être trop accessible ".

?Apprenant par une lettre de Yumei que son ami Haolang est décédé dans un camp, Tianyi décide de revenir en Chine, de " remonter à la source, commencement d’une nouvelle vie, ou la fin d’une autre ", avec l’espérance d’une vie affranchie de souvenirs et de liens, coupée des racines du passé.

Mais le mythe du retour est douloureux. Il se sent étroitement surveillé et ne trouve nul endroit où s’isoler; or " l’homme a besoin d’ombre pour vivre "; il regrette les églises d’Europe, lieux de silence et où " l’on est à soi sans se sentir seul face à sa propre image". Il recherche en vain son Amante Yumei : elle s’est suicidée. Par contre il apprend que son ami Haolang n’est pas mort mais a été transféré dans un autre camp au nord de la Chine.

?

Après de multiples péripéties, dans une ambiance survoltée d’épuration, de révolution communiste puis " culturelle ", Tianyi réussit à rejoindre son ami.

La fin du Dit de Tianyi est imprégné d’une profonde nostalgie, terme fréquemment utilisé par Cheng dans les descriptions des paysages de cette lointaine contrée, séparée de la Sibérie et de ses goulags par le splendide fleuve Amour :

" Les deux damnés que nous sommes rejoignent ici tous les damnés de la terre. De par et d’autre de ce fleuve Amour - un des terrains d’expérimentation choisi par le génie du Mal -, les humiliés et les offensés ont touché le fond de l’enfer humain. Nous atteignons ici les limites de la terre, non pas le pôle Nord, mais le pôle de la souffrance humaine, là où la souffrance particulière de chacun rejoint la souffrance universelle ".

La seule consolation reste la peinture et l’écriture : " Il suffit au témoin qui n’a plus rien à perdre, toutes larmes ravalées, de ne pas lâcher la plume, de ne pas interrompre le cours du fleuve. L’invisible souffle, s’il est de vie, ne saurait oublier ce qu’il a connu sur cette terre, fureurs et saveurs confondues. Il porte en lui assez de nostalgie pour qu’il n’effectue pas, lui aussi, sa marche du retour, quand il voudra, où il voudra ". ??

Daniel GERARDIN