Spiriti, Stefano Benni

 

Pour dénoncer les dérèglements sociaux et écologiques de nos sociétés capitalistes mondialisées, l’écrivain italien Stefano Benni dégaine l’arme absolue: l’humour ! Totalement délirant, Spiriti s’attaque avec une jubilation manifeste aux magouilles pas très nettes de la ménagerie politique et à l'envers du décor du star system mondial. Une bonne soixantaine de personnages, tous plus extravagants les uns que les autres, habitent ce roman déjanté. A consommer sans modération, pour le plaisir des zygomatiques !

 

Le récit s’articule autour de l'organisation d'un méga concert à l’occasion des dix ans de la «guerre douce», menée par l’Empire, un régime arrogant et surpuissant, qui n’est pas sans rappeler le Géant US. Ce «Woodstock de guerre» doit symboliquement se tenir sur une île qui résiste avec malice à l’envahisseur et est censé réunir sur une même scène les plus grandes figures du showbiz international, de Zenzero (le héraut de la pensée positive) en passant par Rik (le rocker rebelle contre le système). Seulement voilà: les projets de l’Empire seront contrecarrés par une fronde menée par une poignée d'irréductibles esprits de l'île, ainsi que deux enfants indigènes, Salvo et Myriam.

 

Dans Spiriti, les digressions et les clins d'œil de l'auteur au monde politique se succèdent dans une douce anarchie. Au chapitre des perles, on citera John Morton Max, le président de l’Empire, incapable de gouverner ne serait–ce que sa libido pour une jolie stagiaire prénommée Melinda, le général Savate qui dégomme tout ce qui bouge ou encore le roi des armes et du business Hacarus dont les cinq commandements indiquent que «tout ce qu’un pays fort et riche décide, entreprend et choisit chaque jour a pour conséquence et nécessité de préparer la guerre, de cultiver la guerre, de prévoir la guerre, d’accepter la guerre, d’avoir besoin de la guerre, de choisir, de temps en temps, pour quelle guerre il faut s’indigner et laquelle il faut oublier.» L’Empire est d’ailleurs engagé dans tellement de conflits que ses dirigeants en oublient quelquefois certains, comme par exemple celui du Lunistan…

 

Parmi les plus joyeux pieds de nez de Benni au monde du showbiz, on se relèvera ce Michael Teflon qui, pour ne pas vieillir, vivait constamment sous une bulle. Ou les Raz, un groupe de reich–rock ultra violent et militariste, dont le batteur joue sur des tambours faits de peaux humaines… Ou enfin les humoristes Beausite et Rik, stars imbues d’elles–mêmes faisant tout pour démontrer que le succès ne leur est pas monté à la tête. En remplissant par exemple leurs loges de poules, pour rappeler leurs origines modestes…

 

Dans le voyage que l’hurluberlu Benni nous offre, il faut s’accrocher: les préservatifs vocifèrent, les thons parlent, Elvis Presley effectue un retour triomphal – il vivait caché sur l’île de Hakalamaihukamalakenhulele – et Petaloni, le plus grand – et gros… – ténor de tous les temps se noie pitoyablement dans une piscine sans que personne ne daigne lui porter secours. Le fou du roi transalpin décrit un monde dans lequel le climat se déchaîne, alternant allégrement cyclones, canicules ou chutes de grêlons gros comme des icebergs. L’humanisme semble y avoir disparu: on se poignarde pour des places de parking, les automobilistes sont «librement prisonniers» de bouchons infinis et des écoliers massacrent à la mitraillette leurs petits camarades. Toute référence à nos sociétés occidentales ne serait que purement fortuite…

 

Ecrit un an avant la victoire électorale de Berlusconi en 2001, ce roman traduit également l'exaspération de Benni face à la déferlante conservatrice qui lamine son pays, plus prompt à s’indigner pour un coup franc refusé que pour les magouilles mafieuses du monde politique. Dans Spiriti, l’écrivain transalpin décrit en long et en large l'Usitalie, une province de l'Empire «où il suffit de quelques chaînes de télé pour abrutir tout le monde.» Ce pays, «où l’on élit un gangster mais où l’on a peur de mendiants», est dominé par le bonimenteur Berlanga, lequel apparaît toujours flanqué de son adversaire de gauche, Rutalini, dont le nom s'inspire de celui de Francesco Rutelli, challenger malheureux du Cavaliere aux élections de 2001. La gauche réformiste, qui se contente d’administrer l’existant lorsqu’elle est au pouvoir, passe tout autant que la droite sous les fourches caudines de Benni. Cynique, le satiriste italien ne semble plus croire à un sursaut civique de ses compatriotes: «Le pays exprime continuellement sa volonté de changement – c'est la meilleure garantie qui soit pour un immobilisme politique absolu. Il suffit de ne jamais changer, de manière à ce que le peuple puisse continuer à exprimer sa volonté de changement.»

 

Le monde décrit par Stefano Benni dans Spiriti ressemble furieusement au nôtre. A première vue, son sens de la caricature et de la démesure pourrait flanquer un bon coup au moral à ceux qui croient encore en l’avenir de l’humanité. Ces derniers seront rassurés par la chute du livre: la morale est sauve puisque le grand concert tourne au fiasco. L’intelligence, la poésie et le bon sens triomphent finalement de l’arrogance des organisateurs. Ouf! Et Viva Benni!

 

 

Florent Cosandey, 11 avril 2006