Les dépossédés, Robert McLiam Wilson/Donovan Wylie

 

Paru en langue anglaise en 1992, Les dépossédés relate l’immersion de l'écrivain Robert McLiam Wilson et du photographe Donovan Wylie dans les quartiers défavorisés de trois grandes villes du Royaume-Uni: Londres, Glasgow et Belfast. Cette enquête engagée, qui allie indignation et empathie, sensibilisera définitivement au sort des plus démunis les personnes qui prendront le temps de s'y plonger. À travers un texte nerveux et des photos austères, les deux Nord-Irlandais font partager l’effroyable quotidien de celles et ceux que le capitalisme abandonne sur le bas côté de la route. Ils prouvent, si besoin était, que l'abondance des favorisés dépend de la déchéance sociale des dépossédés: «De plusieurs manières compliquées et vaguement louches, notre prospérité dépend de leur dépossession. Nous leur sommes redevables. Et nous devons laisser cette conviction nous gâcher la soirée.» Réaliste, inquiétant, déprimant…

 

Sans prétendre ni à l’objectivité ni à la rigueur scientifique, Les dépossédés dénonce avec virulence les dégâts collatéraux de la politique ultralibérale des gouvernements Thatcher (1979-1990) sur les habitants les plus fragiles du Royaume-Uni. Ou plutôt du Royaume «désuni», tant les inégalités sociales se sont aggravées durant le règne de la «Dame de fer». McLiam Wilson est d’ailleurs bien placé pour lancer son cri d'alarme: il a lui-même habité un quartier ouvrier dévasté de Belfast Ouest, puis été SDF à Londres. Contrairement à l’écrasante majorité des individus qui se sont retrouvés comme lui en marge de la société, McLiam Wilson s’en est plutôt bien sorti puisqu’il enseigne actuellement la littérature à l’Université de Cambridge…

 

La «dépossession» est un processus – irréversible la plupart du temps – conduisant à un état de précarité extrême. Littéralement, les «dépossédés» sont ceux que l'on prive de la possession de quelque chose. Qu’ils habitent le quartier de Hackney à Londres, celui de Blackhill à Glasgow ou de Ballymurphy à Belfast, ces «perdants magnifiques» se débattent généralement avec les mêmes difficultés: chômage, emplois précaires et sous-payés, endettement, logements exigus et insalubres, violence conjugale, transports publics insuffisants et défaillants, procédures administratives compliquées, formulaires ésotériques, boulimie, anorexie, etc. La décrépitude sociale est la même quelle que soit la ville, malgré quelques spécificités régionales, comme à Belfast par exemple où la précarité est aggravée par un conflit politique et religieux.

 

À travers une galerie de portraits touchants, McLiam Wilson décrypte les mécanismes conduisant, puis maintenant, de larges franges de la population dans l'indigence. Il montre aussi comment ces oubliés de la société développent leur sens de la débrouillardise pour joindre les deux bouts et maintenir un tant soit peu la tête hors de l’eau: achat de nourriture – peu variée… – juste avant la fermeture des magasins, petits boulots ingrats, bricolages, etc.

 

L’auteur nord-irlandais n’a pas besoin de cent pages ou de discours ronflants pour définir la pauvreté: «La pauvreté n’est absolument pas difficile à définir. La pauvreté est un état de besoin ou de privation qui interfère gravement avec la vie d’un individu. Ceux qui veulent travailler, mais ne peuvent pas le faire; ceux qui veulent nourrir correctement leur famille, mais ne peuvent pas le faire; ceux qui veulent habiller décemment leurs enfants et eux-mêmes, mais ne peuvent pas le faire; ceux qui veulent avoir un logement correct, mais ne peuvent pas l’avoir; ceux qui veulent bénéficier d’une éducation normale pour leurs enfants et pour eux-mêmes, mais ne peuvent pas en bénéficier; ceux dont la vie est diminuée par le manque d’argent. Ces gens-là sont pauvres. Ils sont pauvres. Voilà ce qu’ils sont.»

 

McLiam Wilson passe en revue une réalité à laquelle on ne s'intéresse généralement pas, par confort autant que par égoïsme. «Une telle hypocrisie vient du refus de comprendre la pauvreté en tant que problème moral ou politique, aussi bien que social. En dernier ressort, la pauvreté est politique», plaide-t-il. Et c’est bien là que se situe le problème. A l'heure actuelle, la pauvreté est beaucoup moins visible et spectaculaire que par le passé puisqu'elle se développe essentiellement au sein des classes moyennes. Eradiquer la pauvreté reviendrait à remettre en question les privilèges de celles et ceux qui en profitent… Quel politicien désirant être élu oserait prendre le risque de s'y attaquer?

 

Si la pauvreté devait avoir un seul mérite, ce serait celui d’être œcuménique. A Belfast par exemple, elle frappe autant les catholiques que les protestants. En revanche, certaines caractéristiques sociales aggravent encore le sort des exclus, comme par exemple la couleur de la peau ou les orientations sexuelles. A cet égard, le témoignage du Londonien Henry est édifiant. Ce dernier, en plus d’être pauvre, est noir et gay… La totale, serait-on tenté de dire!

 

McLiam Wilson prend également la défense des femmes, lesquelles sont selon lui plus durement touchées que les hommes par la pauvreté. «Les femmes rendent la pauvreté supportable. Sans les femmes la pauvreté serait plus intolérable qu’elle ne l’est pas déjà. La pauvreté risquerait d’entraîner un effondrement complet. Les hommes ne faciliteront jamais la vie des femmes.» La liste des récriminations à l'égard des hommes est longue:  violence conjugale, dilapidation des revenus du ménage dans les pubs ou les salons de paris, désintérêt pour l'éducation des enfants, etc. Souvent résignées, les femmes acceptent en silence leur sort peu enviable, tirant un trait définitif sur leur vie sociale et sexuelle.

 

Le livre insiste aussi sur les clichés de la population à l’égard des pauvres: «Pourquoi font-ils autant d’enfants? Pourquoi ne travaillent-ils pas? Pourquoi n’arrêtent-ils pas de fumer? Ce sont des assistés! Ils reçoivent trop de prestations!» McLiam Wilson prend la défense du petit peuple démuni en expliquant que la possession de certains biens n'est pas un luxe, notamment le téléphone: «Imaginez à quel point vos démarches, privées ou professionnelles, seraient plus difficiles sans téléphone. Pensez à votre fatigue et à votre énervement, si vous étiez sans arrêt en train de courir d’un téléphone public cassé à un autre couvert de pisse, comme on en trouve tant de nos jours dès qu’on en cherche un. Imaginez tout le temps que vous prendraient ces démarches que vous accomplissez sans même y réfléchir avec votre téléphone.»

 

S'ils sont victimes d'un système qui ne leur laisse aucune chance de s'en sortir, pourquoi alors les pauvres ne se révoltent-ils pas, en allant voter par exemple? Les élections ne sont-elles pas organisées pour cautionner ou désavouer un bilan? Hélas pour les dépossédés, les élections ne se gagnent visiblement plus sur les questions sociales. A cet égard, McLiam Wilson démontre comment le parti conservateur a réussi à détourner l’attention des électeurs à travers le maquillage des statistiques de la pauvreté et/ou en orchestrant des crises et des conflits impliquant la Perfide Albion (guerre des Malouines en 1983, Libye en 1986, première Guerre du Golfe en 1991). Et ce n’est pas le travailliste Tony Blair qui a renoncé à ces procédés fumeux…

 

McLiam Wilson dresse le constat désabusé d’un pays ayant accepté «l’idée selon laquelle les pauvres seront toujours parmi nous [rendant] ainsi la pauvreté encore plus tolérable.» Selon l'auteur lui-même, ce livre est un live sur l'échec, sur des gens comme vous et moi, qui ont un jour perdu, de façon presque irrémédiable, le peu qu'ils possédaient. Au fil de son avancée dans des quartiers glauques peuplés de fantômes désespérés, l’écrivain s'est rendu compte que la situation était encore plus grave qu'il ne l'imaginait. Au point qu'il songea à de multiples reprises à abandonner son entreprise. «Ce contact constant avec une multiplicité de situations critiques et de récits atterrant me laminait», clame-t-il.

 

Les dépossédés interroge sur l’état peu glorieux de nos sociétés occidentales. Et la situation ne va pas en s’améliorant: «La pauvreté a changé. Elle s’est aggravée. En cette époque de baisse d’impôts pour les classes aisées et d’amélioration du niveau de vie pour la majorité, le contraste de pauvreté avec la richesse s’est accentué. Les pauvres ont souvent le sentiment que tous les indicateurs de leur existence pointent vers le bas. Récemment, les seuls changements dans leur condition se résument en un seul mot: la détérioration. Cette évolution correspond exactement au dicton qu’ils connaissent le mieux: ce qu’on ne peut supporter empire toujours. Face à une telle situation, face au témoignage affolant de leur vie quotidienne, le fatalisme semble être la seule réaction vraiment pertinente.» Quinze ans après cette enquête, nul doute que les dépossédés ne se sont pas réappropriés leur dignité. La «troisième voie», tant louée par Tony Blair, s’est transformée en ce qui les concerne en voie de garage…

Florent Cosandey, 11 avril 2006