Elfriede Jelinek: une biographie, Yasmin Hoffmann

 

Lorsque l’on se plonge dans un texte de la romancière et dramaturge Elfriede Jelinek, une interrogation revient immanquablement: pourquoi tant de haine? Yasmin Hoffmann, dans une biographie de l’auteure autrichienne qui vient de paraître, apporte des éléments de réponse à cette question. Dans cette véritable «investigation de type psychanalytique», Elfriede Jelinek s'ouvre en toute confiance à son amie traductrice, évoquant sa famille, son enfance, son parcours d'écrivaine et sa façon de percevoir le monde. L’ouvrage fournit de précieux éléments pour comprendre l’œuvre violente et misanthrope d’une plume d’exception, qui se qualifie elle-même volontiers de «criminelle en col blanc».

 

Ecrite dans un style limpide et agréable – contrairement à certains textes d'Elfriede Jelinek… –, cette biographie permet de saisir à quel point les relations de l’écrivaine avec ses parents – père absent, mère ultra possessive – ont eu une influence décisive sur son œuvre, qui se veut exigeante, profondément pessimiste et dépourvue de la moindre utopie. D’un côté, l'intellectuelle autrichienne assimile le retrait de l'amour paternel, ou le refus du père de répondre à son amour, à un abus sexuel. De l’autre, les relations avec sa mère oscilleront constamment entre «sincère admiration» et «sourde détestation». Même si le joug maternel l'étouffe («inquisiteur et peloton d’exécution en une seule personne»), Elfriede Jelinek vivra au domicile familial jusqu'à la mort de sa génitrice, en l'an 2000… Pour échapper à une autorité matriarcale qui ne tolère aucun partage, Elfriede Jelinek déclare avoir eu le choix de devenir meurtrière ou écrivaine. Fort heureusement, elle décidera de «disposer du langage, puisqu'une autre personne disposait déjà de moi».

 

Née en 1946 d’un père juif socialiste et d'une mère catholique, Elfriede Jelinek a passé son enfance à Vienne, où elle reçoit une éducation «épouvantable et moyenâgeuse». La petite Elfriede effectue ensuite sa scolarité dans une institution religieuse viennoise, où elle apprend notamment la danse classique. Sa génitrice n’a de cesse de l’empêcher d’entrer en contact avec les jeunes de son âge, en la submergeant du matin au soir d’activités élevées (piano, violon, etc.). Cette sur-protection, imposée pour neutraliser toute pulsion ou pensée malsaine, a des conséquences sur l’état mental de la jeune fille qui suit, à six ans, son premier traitement psychiatrique. Adolescente, Elfriede Jelinek entre au Conservatoire de musique de Vienne. Elle est toujours coupée du monde et des occupations usuelles de ses contemporains. Trois ans plus tard, elle sombre, comme son père, dans la dépression. Cette période pénible est abondamment décrite dans La Pianiste, un roman en grande partie autobiographique. Comme elle le dit elle-même, Elfriede Jelinek n’a pas «appris à vivre». Son agressivité et son hyperactivité trouveront le moyen d’être canalisées via l’écriture.

 

Yasmin Hoffmann parcourt également l’ensemble des écrits «jelinekiens», des premiers textes aux premiers succès, en passant par les essais moins connus. Dès les années 70, Elfriede Jelinek s’est rapidement fait connaître en raison du caractère éminemment subversif de ses écrits, lesquels démontent les images pré-fabriquées, rendent audibles les mécanismes pervers qui nous gouvernent et cherchent à débusquer la nostalgie fasciste qui sommeille dans les tréfonds de nos sociétés. Sa plume, qui parodie et déconstruit le langage véhiculé notamment par les médias et l'industrie du divertissement (romans-photos, etc.), est volontiers anarchique, pornographique, cinglante. Ses expérimentations stylistiques visent à détruire les repères du prêt-à-penser et du prêt-à-parler. Son travail sur la langue, ou plutôt «contre la langue», est d’une telle singularité qu’il donne passablement de fil à retordre aux traducteurs. Ce n’est pas Yasmin Hoffmann qui nous contredira, elle qui a désormais renoncé à s’atteler à cette tâche homérique.

 

La biographie s’attarde également sur la réception en Autriche de pamphlets comme Lust, Les amantes ou Les exclus, qui rouvrent les plaies du passé nazi et démontent les processus violents de la société patriarcale. Ces romans valent à leur auteure de subir les foudres et la diffamation d’une partie de ses compatriotes, en particulier de ceux qui considèrent que l’Autriche a été la première victime du nazisme. Jelinek n’a de cesse de démontrer le contraire, à savoir que son pays a fait du zèle dans ses relations avec le IIIe Reich et qu’il était parfaitement consentant en ce qui concerne la répression, puis le massacre, des Juifs. Ce dernier sujet constitue d’ailleurs une réelle obsession. Il faut dire que des dizaines de membres de sa famille ont péri dans les camps d'extermination. On comprend dès lors pourquoi Jelinek lutte avec autant de hargne contre la continuation du fascisme dans d'autres sphères de la société (famille, couple, etc.) et l'amnésie dont fait preuve l'officialité autrichienne et.

 

Le livre montre également à quel point Jelinek se moque du dédain dont elle est souvent l’objet dans son pays natal: en février 2000, elle interdit que ses pièces soient jouées en Autriche tant que l'extrême-droite de Joerg Haider sera représentée au sein du gouvernement. Et lorsqu'elle a reçoit le prix Nobel de littérature en octobre 2004, sa première réaction a été de souhaiter que sa consécration ne profite en aucune manière à son pays. L'Académie suédoise l'honore pour «pour le flot musical de voix et contre-voix dans ses romans et ses drames qui dévoilent avec une exceptionnelle passion langagière l'absurdité et le pouvoir autoritaire des clichés sociaux» et parce que «ces romans représentent chacun dans le cadre de leur problématique un monde sans grâce où le lecteur est confronté à un ordre bloqué de violence dominatrice et de soumission, de chasseur et de proie. Jelinek montre comment les clichés de l’industrie du divertissement s’installent dans la conscience des êtres humains et paralysent leur résistance aux injustices de classe et à la domination sexuelle.»

 

L'œuvre-choc d'Elfriede Jelinek séduit par sa faculté unique à briser tous nos repères et à remettre en question les éléments du moule dans lequel nous nous coulons sans même en être conscients. Si ses textes sont terrifiants, voire anéantissants, ils n'en demeurent pas moins grandioses. La biographie de Yasmin Hoffmann nous offre les outils indispensables pour mieux les appréhender. Pour reprendre la dernière phrase du roman Les exclus, «Maintenant, vous savez tout!».

 

                                                        Florent Cosandey, 18 avril 2006