Le dégoût, Horacio Castellanos Moya

 

Dans le registre de l’exécration du pays natal, les écrivains de langue allemande - Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, Max Frisch, etc. - semblaient remporter la palme. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ont désormais un sérieux concurrent en la personne d’Horacio Castellanos Moya qui, dans Le Dégoût, ouvre les vannes d’un torrent d’imprécations vomitives à l’endroit de tout ce qui «fait» sa terre natale, le Salvador. A ses yeux, cette petite République d’Amérique centrale est «le plus stupide, le plus criminel des pays.» Ce roman constitue un doux mélange de TNT, d’arsenic, d’uranium appauvri et de napalm. L’écrivain salvadorien y dresse l’effroyable portrait d’une contrée où l’idéal le plus haut est soit de devenir militaire pour pouvoir tuer impunément soit d'amasser des liasses de dollars dans des activités de type mafieux. Un ouvrage à ne mettre entre les mains que de celles et ceux qui ont l’estomac bien accroché!

 

Durant les années 80, loin des caméras, le Salvador a été mis à feu et à sang par une guerre civile qui aura fait au moins 100’000 victimes. Le dégoût, une oeuvre haineuse et assassine envers la société salvadorienne contemporaine, se veut le miroir d’un pays en pleine déliquescence, «un endroit peuplé d’individus qui ne trouvent aucun intérêt à avoir une histoire, ni à savoir quoi que ce soit de leur histoire, un endroit peuplé d’individus dont le seul intérêt est d’imiter les militaires et d’être managers d’entreprise.»

 

Ce portrait vitriolé est dressé par Edgardo Vega, le narrateur, qui revient au bercail à l’occasion des funérailles de sa mère, après 18 ans d'exil au Canada. Dans une brasserie de la capitale San Salvador, il retrouve un ami de lycée, dont on ne connaît que le nom, Moya. En moins de deux heures, Vega crache son venin contre tous les aspects de la société salvadorienne. Accrochez vos ceintures, les sources d’inspiration de sa logorrhée venimeuse sont infinies: la capitale («une porcherie», «à vomir, horrible»), les Salvadoriens («une race pourrie», «des idiots congénitaux», «des psychopathes attardés, admirateurs d’autres psychopathes au pouvoir»), la bière locale («une émanation putride et diarrhéique»), les cocktails de fruits de mer («ils ont un goût de merde»), les frères maristes chez qui il fut éduqué («des gros homosexuels»), les militaires («ils ont tous des lueurs criminelles dans le regard»), la télévision («sur toutes les chaînes apparaît un type stupide en train de poser les mêmes questions stupides à un politicien qui ne répond que des stupidités»), les politiciens («ils puent du sang des cent mille personnes qu’ils ont envoyé à la mort avec leurs idées grandioses», les anciens guérilleros («des rats qui ont troqué leurs harangues de justice pour la moindre miette tombée de la table des riches»), son frère serrurier («c’est le commerçant typique de la classe moyenne qui grâce à ses clés cherche à accumuler des quantités de fric pour avoir plus de voitures, plus de maisons et plus de femmes»), la femme de son frère («un avorton femelle à vous soulever l’estomac»), les enfants de son frère («des morveux qui n’ont rien d’autre sous le crâne que les séries de télévision»), la bonne de son frère («une sorte d’animal qui ne peut être compatible qu’avec la femme de mon frère»), le football («vingt-deux sous-alimentés aux facultés mentales limitées qui courent après un ballon»), les chauffeurs de bus («des criminels pathologiques, des tueurs à gage reconvertis»), les chauffeurs de taxi («je n’avais jamais vu de visages aussi torves et délateurs que ceux de ces chauffeurs de taxis»), la musique («immonde, prétentieuse, sentimentaloïde»), les médecins («il n’y a pas de types plus méprisables et répugnants que les médecins de ce pays»), les universités privées («la négation même de la connaissance»), l’université publique («un campement de réfugiés africains»), les journaux («des catalogues de promotions commerciales»), la culture («une culture douée de la mémoire d’une mouche qui toutes les deux secondes se cogne contre la vitre») ou encore les lupanars («un bordel infecté par des femmes graisseuses qui déplacent leurs corps purulents dans les couloirs et les salons»). Et la liste est loin d’être exhaustive… Moya précise d’ailleurs ironiquement en avant-propos de son roman qu’«Edgardo Vega, le personnage central de ce récit, existe. Il m’a fait part de ses opinions de manière assurément plus outrée et plus crue qu’elles n’apparaissent dans ce texte. J’ai voulu atténuer quelques-uns de ces jugements qui sinon auraient scandalisé certains lecteurs».

 

On l’aura compris, le narrateur souffre le martyre - voire plus… - durant son bref séjour au Salvador. Il est même à deux doigts de connaître l’enfer ultime: devoir y rester. A la faveur d’une virée pour, selon son frère, «aller tirer un coup», il croit avoir perdu son passeport canadien, document indispensable pour quitter son pays d’origine. S’ensuit une folle recherche, à quatre pattes sur le carrelage souillé de sperme cristallisé d’un bordel crasseux, puis sur le parking anxiogène d’une discothèque miteuse. Heureusement pour la santé mentale de Vega, le précieux sésame sera retrouvé. Il pourra ainsi quitter la terre abhorrée et retrouver sa véritable identité au Canada: celle de Thomas Bernhard, du nom du célèbre écrivain autrichien.

 

On ressort complètement sonné par la lecture de cet ouvrage, dont le style dément se caractérise par des réitérations hypnotiques et plaintives. Le Dégoût dresse un portrait terrifiant de l’Amérique latine, et plus largement, d'un monde contemporain vénal, violent et futile.

 

 

Florent Cosandey, 25 mai 2006