Reflets en eau trouble, Joyce Carol Oates

 

Reflets en eau trouble se veut une parabole sans concession de la décadence du personnel politique américain de la fin des Trente Glorieuses. La prolifique Joyce Carol Oates s’inspire en l’occurrence d’un fait divers tragique de l’été 1969 ayant impliqué le sénateur Edward Kennedy, le frère cadet de JFK. Rentrant particulièrement aviné d’une soirée privée sur l’île de Chappaquiddick, le jeune loup politique perdit le contrôle de sa voiture, laquelle finit sa course dans un cours d’eau. Si le congressiste parvint à s’extirper du véhicule et à gagner la rive sain et sauf, son amante du jour périt noyée. Ce dramatique accident défraya la chronique judiciaire durant des mois dans la mesure où l’enquête établit qu’Edward Kennedy abandonna lâchement sa jeune passagère à une mort certaine. Plus grave: il mit des heures avant d’appeler la police, non sans avoir auparavant contacté son avocat… Le verdict du procès suscita également une tempête d’indignation dans le pays: l’ambitieux sénateur ne fut finalement condamné qu’à deux mois de prison avec sursis, pour délit de fuite. Edward Kennedy traîna toutefois cette affaire comme un boulet durant le reste de sa carrière politique et vit définitivement partir en fumée ses rêves de Maison Blanche…

 

Dans ce roman historiquo-dramatique, Joyce Carol Oates saute alternativement des grandes étapes de la – courte… – vie de l’amante du politicien à l’atmosphère asphyxiante du véhicule qui s’enfonce inexorablement dans le marais. Etudiante en sciences Po, la jeune Kelly voue un sincère et profond respect à l’élite américaine. N’a-t-elle pas rédigé un travail universitaire sur celui qui deviendra son bourreau? Quel homme bon et loyal, quelle rectitude, quel charisme, quels grands discours empreints de morale, se dit-elle secrètement! On peut presque parler de culte. C’est dire si elle cédera facilement aux avances du politicien avide des plaisirs de la chair. Puis vint le drame, l’eau noire et nauséabonde qui s’infiltre peu à peu dans la voiture, l’air qui se raréfie, l’agonie, le dernier souffle. Jusqu’au bout, Kelly est convaincue que le sénateur saura la sauver. Elle s’accroche aux dernières bulles d’oxygène du véhicule fatal avec un optimisme béat. Ou comment le cynisme d’un homme politique à l’impunité garantie brise le destin d’une jeune fille naïve mais profondément juste.

 

 

Florent Cosandey, 9 juillet 2006