O.N.G!, Iegor Gran

 

Pour être franc, j’avais les pires craintes avant de me plonger dans ce pamphlet qui évoque la guerre que se livrent deux Organisations Non Gouvernementales, l'une active dans l’écologie, l'autre dans la défense des enfants du Tiers-monde. Je ne voyais en effet pas d’un très bon œil le fait de rire de l’inlassable travail pour un monde meilleur accompli par les milieux associatifs. Or mes présupposés bien pensants et politiquement corrects furent très vite emportés par le style jubilatoire de cette marée d’humour noir...

 

Le narrateur de cette histoire abracadabrante est Julien, un adulescent un peu simple, bègue et frustré, qui cherche à sortir du train-train mini-bourgeois imposé par un paternel ingénieur «qui collectionne les cartes postales de Clamart» et une maternelle «sans autre ambition dans la vie que la décoration [du] pavillon et la belle mine du frigidaire.» Le brave Juju a vingt-cinq ans, vit encore chez ses parents, trie minutieusement ses déchets, utilise du shampoing aux herbettes, regarde de haut les comportements consuméristes et tente d’arrêter de fumer. Bref, il a le pedigree requis pour devenir bénévole de La Foulée verte, une ONG qui lutte pour un air meilleur et les phoques de l’Antarctique. L’élite de l’association l’accepte à bras ouverts, à plus forte raison que son bégaiement «peut le faire passer en quota handicapés», ce qui vaut son pesant de subventions du ministère de la Solidarité…

 

Au sein de La Foulée verte, Julien vit pleinement son idéal «petites fleurs». Il est intimement persuadé d’être dans le juste jusqu’au bout des ongles. Pourtant, son rôle demeure limité puisqu’il est cantonné au poste de secrétaire particulier du chef du groupuscule – Ulis, le «grand timonier de l’arc-en-ciel» –, qui acquit ses lettres de noblesse verte en participant au nettoyage des côtes de l’Alaska suite à la marée noire provoquée par l’Exxon Valdez.

 

Tout serait allé pour le mieux dans le meilleur des mondes si la Foulée verte ne s’était pas vue contrainte de partager son immeuble avec une autre association, Enfance et vaccin. Les relations entre les deux ONG tournent à l’aigre le jour où la nouvelle venue colle dans l’ascenseur commun une photo d’«enfant brunâtre», laquelle empiète sur les images de pingouins de La Foulée verte. Pour cette dernière, le temps des bons sentiments pacifiques et du tai-chi-chuan est définitivement révolu. Voici venu celui de la guerre. Les deux ONG se lancent dans une surenchère que rien ne semble pouvoir arrêter: on commence par crever les pneus des vélos et des voitures de l’ennemi, on s’insulte, on dessine des attributs sexuels sur les enfants et les pingouins des affiches respectives. Puis c’est la déflagration totale: actions commandos, débarquements, viols. On se croirait à Verdun ou à Omaha Beach! Le tout raconté par Julien, qui se transforme en chroniqueur de guerre «tel Hemingway pendant la guerre d’Espagne.»

 

Dans ce roman fiction qui obtint le Grand Prix humour noir 2003, Iegor Gran prend le parti de dépeindre les ONG comme étant de véritables sectes intransigeantes, dans lesquelles les fidèles sont prêts à toutes les compromissions et les vilenies pour suivre des «leaders-gourous» et défendre leur cause, LA cause. Il pointe un doigt assassin sur un aspect souvent occulté du travail des ONG: la lutte sans merci qu’elles sont – malheureusement…– contraintes de se livrer pour se positionner au mieux sur le marché caritatif, obtenir des subventions ou recruter des forces vives. De la survie d’une ONG dépend bien souvent la disparition d’une autre. Effrayant constat: de bas instincts sommeilleraient même chez les hommes et les femmes les plus altruistes!

 

Florent Cosandey, 30 août 2006