Déraison, Horacio Castellanos Moya

 

Horacio Castellanos Moya s’est assigné une mission en tant qu’écrivain: dénoncer sans relâche et avec véhémence la violence et la corruption qui gangrènent les pays d’Amérique centrale. Déraison, son quatrième roman, ne fait pas exception à la règle: l’auteur y décortique la descente aux enfers d’un journaliste salvadorien engagé par l’Église catholique pour corriger les mille cent feuillets d’un rapport sur les massacres perpétrés par l’armée contre des populations indigènes. Baignant jours et nuits dans de sordides récits de meurtres, de viols et de tortures, le narrateur perd rapidement la raison, ses pensées étant constamment troublées par les bouleversants témoignages des rescapés, qu’il consigne frénétiquement dans un calepin.

 

Ce texte angoissé et angoissant aborde l'impossible réconciliation nationale d’une société dans laquelle les tortionnaires bénéficient d’une impunité totale, alors que la mémoire des victimes est reléguée aux oubliettes de l’histoire. Contraint à l’exil au Guatemala pour avoir affirmé dans un article que son pays était dirigé par un «président africain», le correcteur salvadorien comprend bien vite que les coupables du génocide peuvent dormir sur leurs deux oreilles, ce qui est loin d’être le cas de tous ceux qui, au nom des droits de l’Homme, cherchent à faire la lumière sur les massacres. Dans un contexte où le crime constitue la plus sûre méthode d’ascension sociale, fouiller dans les miasmes du passé tient donc de la déraison la plus totale.

 

Roman dans la parfaite lignée du Dégoût, Déraison obsède par sa violence étouffante et outrancière. Ses douze chapitres font alterner les descriptions des atrocités de l'armée, les témoignages insoutenables des survivants et les crises de panique et autres accès de paranoïa du correcteur. A travers un monologue hallucinatoire et imprécatoire, Moya, en convaincant disciple de Thomas Bernhard, lamine son personnage, qui finit par voir l’ennemi et la conspiration à tous les coins de rues. Y compris au carnaval de Bâle, quelques jours après s’être définitivement rendu compte que l’exil était le seul moyen lui permettant de sauver sa peau…

 

Florent Cosandey, 30 septembre 2006