Disgrâce, J. M. Coetzee

 

Disgrâce est un doux euphémisme pour décrire la brutale déchéance de David Lurie, un professeur blanc de l’université du Cap, en Afrique du Sud. Ce spécialiste de la poésie romantique voit tout d’abord le prestige de son métier se déliter au fil des ans. Non seulement il enseigne à des élèves de plus en plus blasés et ignorants, mais il est désormais censé donner des cours sur les techniques de communication, un domaine qu’il exècre dans la mesure où il est le reflet d’une modernité qui n’est pas la sienne. Son violon d’Ingres, c’est la rédaction d’un livret d’opéra sur le voyage du poète Byron en Italie. Mais qui s’intéresse encore à un tel sujet, dans une Afrique du Sud post-apartheid en pleine déliquescence?

 

C’est ensuite sa vie sexuelle qui part à vau-l’eau. À cinquante-deux ans et après deux divorces, ce célibataire prend toujours un malin plaisir à séduire les femmes. Les posséder est un même un besoin. Néanmoins, le poids des années qui passent commence à se faire sentir. «Sans le moindre signe avant-coureur, le pouvoir de son charme l’abandonna. Ces regards, qui naguère auraient répondu aux siens, glissaient sur lui, se portaient ailleurs, ne le voyaient plus. Du jour au lendemain, il ne fut plus qu’un fantôme. S’il voulait une femme, il devait apprendre à lui courir après; et souvent, d’une manière ou d’une autre, l’acheter.» Chaque jeudi, David Lurie couche avec Soraya, une prostituée métisse. Puis, un jour, il séduit une de ses étudiantes, de trente ans sa cadette. Cette aventure malsaine, qui prend des allures de dernière cigarette, le contraint à démissionner sans gloire de son poste. Malgré la gravité de ses actes, il aurait facilement pu éviter l’éviction de son lycée, s’il avait accepté de faire amende honorable dans des formes politiquement correctes. Désabusé, il refuse cette humiliation.

 

David Lurie décide alors de rejoindre sa fille Lucy dans une ferme de l’arrière-pays sud-africain. En digne descendante des pionniers boers, elle y vit seule, en quasi autarcie, s’occupant de ses chenils et de ses modestes cultures, qu’elle vend au marché. Le désormais ex-professeur croit trouver chez sa fille un havre de paix propice au ressourcement. Or il n’en est rien. L’apartheid vient certes d’être aboli mais ses scories continuent de ravager les campagnes. Les tensions sont vives entre les propriétaires blancs et les populations noires, bien décidées à reconquérir les terres spoliées. Un matin, trois jeunes noirs désœuvrés s’en prennent au professeur et à sa fille: le premier est brûlé vif, la seconde violée. Suite à cette attaque d’une rare sauvagerie, le fossé qui sépare le père et sa fille devient béant. Lucy refuse de porter plainte contre ses agresseurs et est prête à garder l’enfant qu’elle porte suite au viol. David Lurie s’insurge: «Quelle sorte d’enfant peut naître d’une semence pareille, une semence forcée dans une femme non par amour mais par haine, mêlée pêle-mêle, destinée à la souiller, à la marquer, comme de l’urine de chien?»

 

Suite à l’attaque de la ferme, David Lurie en est réduit à aider une vieille femme à faire mourir des chiens malades. Le fait de coucher avec elle sonnera le glas de sa vie sexuelle. Les valeurs qui lui servirent de repères durant toute sa vie – respect du savoir, de la hiérarchie sociale, etc. – semblent mises à mal de façon irrémédiable. Il n’a plus sa place dans la nouvelle ère qui s’ouvre.

 

Disgrâce est certainement le meilleur roman de J. M. Coetzee. Le plus sombre aussi. Il ne s’agit nullement d’un récit bien-pensant où tout est simple, le mal comme le bien, les méchants comme les gentils. Coetzee y dresse, d’une plume sèche et claquante, un tableau extrêmement pessimiste de l’Afrique du Sud post-apartheid, déchirée par des inégalités sociales peu communes: «Il y a des risques à posséder quoi que ce soit: une voiture, une paire de chaussures, un paquet de cigarettes. Il n’y en a pas assez pour tout le monde, pas assez de chaussures, pas assez de voitures, pas assez de cigarettes. Trop de gens, pas assez de choses. Et ce qu’il y a doit circuler pour que tout un chacun ait l’occasion de connaître le bonheur le temps d’une journée.» L’insécurité est-elle devenue une créance exigible par l’histoire, comme semble le penser Lucy? Les Afrikaners sont-ils condamnés à souffrir le présent pour expier les crimes du passé? Pour Coetzee, les plaies de l’histoire ne cicatriseront pas facilement et la nation Arc-en-ciel va au devant d’un avenir aussi sombre que celui du professeur David Lurie.

 

Florent Cosandey, 15 novembre 2006