Histoire d’amour, Régis Jauffret

 

Dans Histoire d’amour, il n’est guère question d’amour, mais plutôt de désir irrépressible de possession. Régis Jauffret se place dans la tête d’un banal professeur de lycée qui, lorgnant une jeune femme assise à côté de lui dans le métro, comprend «tout de suite qu’elle sera sa femme». C’est le coup de foudre pour son corps, ses seins généreux et son ventre élastique «terminé d’un sexe chaud et sec collé au sous-vêtement». Convaincu que c’est avec Sophie (c’est son prénom) qu’il partagera le restant de ses jours, le professeur la traque jusque chez elle pour se «l’approprier». Tétanisée, la jeune femme laisse entrer le prédateur, qui, ne pouvant contenir ses pulsions sexuelles, lui saute dessus et la viole. Cet acte odieux lui vaut deux mois de prison ferme mais ne le décourage point. Il veut Sophie et il l’aura, qu’elle soit ou non consentante. Il revient donc à la charge, inlassablement, tel un gougnafier en chaleur ne pouvant se détacher d’une attirance bestiale. «À certains moments, j’avais l’impression que je pouvais me passer de vie sociale, de contacts humains, puisque je l’avais là, en moi, servile comme une jambe.», clame-t-il. Sophie peut bien déménager pour lui échapper, il retrouve toujours sa trace. Il persécute ainsi sa «promise» des mois et des mois. De guerre lasse, Sophie finira par déposer définitivement les armes en lâchant, du bout des lèvres, le «oui» d’usage à la mairie. Les liens du mariage briseront définitivement sa vie.

 

A travers le monologue du professeur (Sophie n’émet pas le moindre son dans tout le roman), composé de petites phrases assassines dépouillées à l’extrême, Régis Jauffret décrit avec méthode le désir tripal, ainsi que les ressorts de la possessivité et de la domination. Le narrateur, bien décidé à obtenir la soumission totale de sa victime, trouve les pires justifications à sa cruauté: «Je l’ai pénétrée doucement, elle était souple sous mon corps. J’appréciais de la posséder là, dans un endroit insolite. Je suis sûr qu’elle éprouvait quand même une certaine joie à se sentir réduite à une ouverture qu’elle ne pouvait défendre, contrairement à une bouche qui peut serrer les dents.» Le professeur n’a à aucun moment conscience de faire du mal à sa proie, puisqu’il a décidé, en toute bonne foi, qu’il l’aimait! «Je comprenais qu’elle ne souhaite pas toujours ma présence, mais mon envie d’elle était plus forte que tout ce qu’elle pouvait éprouver. Il fallait qu’elle s’habitue, je finirais par me fondre avec les meubles, l’évier, le frigo, le plancher, les fenêtres.» Il ne peut tolérer que la légitimité de son attachement soit contestée. Lorsqu’il a le sentiment d’être pris pour un harceleur de bas étage, il se fâche et maltraite Sophie physiquement. Schizophrène, le professeur peut a contrario revêtir le costume du gentleman exemplaire. Respectueux, il vouvoie d’ailleurs son souffre-douleur durant des mois…

 

Dans ce roman épileptique, ancré dans un quotidien aux accents irréels, Régis Jauffret brosse avec subtilité le portrait du violeur qui ne paie pas de mine, parfaitement intégré dans la société et apprécié de ses amis et collègues, qui tomberaient certainement des nues s’ils découvraient sa face obscure. Ce qui se passe dans l’univers clos et oppressant de l’appartement de Sophie est proprement effrayant en ce sens qu’une certaine normalité s’instaure dans les actes sordides commis par le professeur. Rien ne semble pouvoir brider ses bas instincts, ni loi ni Sophie, qui demeure d’une passivité confondante. Muette comme une carpe, elle lui ouvre chaque fois la porte de son logement, puis de son corps. Le pire est finalement que l’oppresseur obtient chaque fois tout ce qu’il veut. Régis Jauffret explore aussi, avec son écriture faussement distante, ce moment fatal où, au lieu de renoncer à une pulsion, on s’y soumet jusqu’à en devenir dépendant. Avec comme toujours dans son œuvre – c’est sa marque de fabrique – des personnages hauts en couleur, assénant l’air de rien des piques d’une rare cruauté. Témoin le narrateur, qui méprise ses congénères avec une constance et une violence peu communes. La mère de Sophie? «Sa mère aussi devait être issue d’un petit milieu, elle s’exprimait avec difficulté, ne disposant que d’une centaine de mots. Elle savait dire arbre, œuf, chaise, ou soulier, mais elle était incapable de donner un nom aux sentiments nuancés qu’elle éprouvait parfois en considérant le temps qui s’était écoulé depuis son mariage, ou en regardant le mur de béton rouillé qu’elle voyait chaque matin en ouvrant la fenêtre de sa chambre.» Sophie elle-même? «Je me demandais si elle lisait parfois un quotidien, ou si même les gros titres la rebutaient. Elle n’avait peut-être que très peu de choses dans la tête, et la lecture lui était pénible car elle faisait intervenir trop de neurones à la fois. Elle préférait se promener, coucher, ou faire des courses.» Charmant…

 

Histoire d’amour, le deuxième roman de Régis Jauffret, constitue indubitablement une pierre solide dans l’édifice construit années après années par cet inlassable traqueur des non-dits du quotidien et des dysfonctionnements d’une société percluse de névroses.

 

Florent Cosandey, 20 mai 2007