Les jeux de plage, Régis Jauffret

 

Ce petit recueil de nouvelles, qui aurait tout aussi bien pu s’appeler «Chroniques de vies de merde», représente un véritable condensé de méchanceté gratuite, un tir en rafale de piques assassines. Dans une quinzaine d’histoires aussi désillusionnées les unes que les autres, Régis Jauffret prend un malin plaisir à décrire des quotidiens effrayants de conformisme, d’égoïsme et de solitude. L’auteur d’Univers, Univers et d’Asile de fous, confirmant sa réputation d’écrivain au sens de l’humour ravageur, présente des portraits crus - mais réalistes - de personnages aux destins pathétiques et anonymes. «Pourtant comme tout le monde je suis un héros, un artiste, un dictateur. Mais les circonstances ne m’ont pas permis d’éclore», constate un de ces héros de pacotille. Indifférents à la société dans laquelle ils se meuvent péniblement, dépressifs au dernier stade, les créatures sorties de l’imagination destructrice de Régis Jauffret se contentent de satisfaire des besoins vulgaires et triviaux. Ils végètent, pieds et poings liés par des conditionnements rendant leur vie plate, oppressante et vide de sens. Lorsqu’ils sortent des sentiers battus, c’est pour mieux retourner se fondre dans la masse et profiter, le cœur léger, d’une routine maîtrisée. «Je me souviens avec volupté de cet intermède de laisser-aller, de dérèglement, de liberté. Je me suis envolé, j’ai plané, je me suis écrasé. Je ne suis pas monté très haut, mais j’ai atteint mon apogée. À présent je me contiens, je me mate. J’ai peur de moi.», admet  l’un d’eux.

 

Comme il l’indique en introduction du recueil, l’auteur marseillais «[dissémine] des gens dans des existences, à l’intérieur de labyrinthes où on les observe, où on les entend vivre, sur des esplanades, des bords de mer où on les voit courir, dans le cœur de chambres closes où ils nous donnent le spectacle émouvant, pathétique, désopilant de leur plaisir jamais tout à fait assouvi, de leurs tentatives toujours un peu bancales d’aimer cet être qui n’est qu’un autre. On s’immisce dans leur petite mélancolie qui les indispose comme un mal de ventre, dans leur sommeil où ils dérivent au milieu des débris du jour, des résidus ridiculisés du réel.» Dans Voilà, il donne par exemple vie à couple qui imagine continuellement le pire, pour mieux se satisfaire de son quotidien triste et prévisible: «Certains dimanches nous allons déjeuner chez des amis qui possèdent une maison aux alentours de Fontainebleau. En rentrant, nous subissons les embouteillages. Nous sommes patients, nous trouvons que nous avons de la chance de n’être pas allongés dans la chambre livide d’un de ces hôpitaux qui bordent la route, ou dans l’ambulance qui nous dépasse sur la bande d’arrêt d’urgence et emmène un accidenté vers la morgue.» Anesthésié par la chimie («[Nous prenons] un comprimé effervescent pour pulvériser le mal de tête provoqué par le vin de midi et la claustration prolongée dans la voiture.»), le couple se complait dans un pseudo bonheur («Sans échanger la moindre parole nous avons conscience qu’aucune destinée n’est préférable à la nôtre. Cette collation anodine partagée à un mètre de l’évier rempli de la vaisselle de la veille est sans doute un des sommets de l’existence que nous menons ensemble depuis bientôt dix ans.»), la routine («Nous n’espérons rien. Notre routine nous suffit, même heureux les événements bouleversent et s’avèrent funestes.») et la solitude («Nous plaignions les morts, les avortés, nos enfants à qui depuis nos premiers ébats nous ne donnions même pas la chance d’accéder au stade embryonnaire. Nous avons été sur le point de débuter la conception d’une fratrie. Au dernier moment nous avons craint que la joie ne soit pas héréditaire. Nous nous sommes abstenus. Voilà.»).

 

Dans Comme un coup de pied dans le ventre, Régis Jauffret imagine une employée de bureau qui observe avec cynisme la risible ambition de son chef de service: «Quand j’entre dans son bureau j’évite d’éclater de rire si mon regard tombe malgré moi sur ses minuscules mains glabres comme des pattes de poulet. Il a l’air si content d’occuper ce fauteuil, de toucher un salaire cinq fois supérieur au mien et de bénéficier d’un petit réfrigérateur chromé garni d’une bouteille de champagne à n’ouvrir qu’en cas de nouveau contrat ainsi que de quelques litres d’eau minérale qu’il peut boire et pisser à gogo sans rendre le moindre compte aux actionnaires plutôt rassurés probablement du bon état de la vessie de leur gestionnaire. […] Il n’aurait jamais cru pouvoir un jour exister à ce point-là, toiser le monde entier comme un troupeau de vassaux, de brins de gazon dont ils sentirait la petite verge raidie d’orgueil plantée dedans comme une de ces bâtons de sucette Pierrot Gourmand dont sa grand-mère lui garnissait les poches quand il allait la voir le dimanche en sortant de la piscine.» Le travail de cette femme n’est finalement qu’un misérable gagne-pain dont elle ne tire aucune satisfaction: «Je n’aime pas les objets personnels, mon bureau est anonyme comme une salle de bains d’hôtel. Je suis de passage, chaque soir j’espère ne pas me retrouver ici le lendemain matin. Je n’ai aucune complicité avec les autres employés, je les confonds avec leurs vêtements. [..] J’éteins l’ordinateur. Je décampe. Peut-être qu’un raz de marée noiera la tour dans la nuit jusqu’au vingtième étage où est perché mon bureau que j’aime de tout mon cœur comme une métastase du cancer généralisé de la kyrielle des gagne-pain serviles dont ma vie a été pourrie depuis ma brillante sortie de cet IUT en préfabriqué où les garçons étaient si rares qu’on acceptait avec reconnaissance les avances des plus laids.» Qui plus est, son entreprise suinte l’hypocrisie et la bassesse: «A midi je me rends à la cafétéria. Je passe devant tout le monde, je remplis mon plateau et je déjeune à une table déserte où personne n’ose me rejoindre. On me craint, on a peur que je colporte des rumeurs auprès du Très Haut, que je dénonce, qu’à mes moments perdus je constitue des charrettes, et même le directeur commercial redoute une giclée de café bouillant sur sa cravate car il serait obligé de l’accueillir avec un sourire béat pour éviter l’exhibition d’une note de frais de septembre dernier dont la date tombait malencontreusement un dimanche où il se trouvait de surcroît en congé maladie.»

 

Régis Jauffret procède également à une attaque en règle contre la cellule familiale, en pleine déliquescence à ses yeux, comme l’illustre cette terrifiante description d’enfants boulimiques demeurant prostrés devant des loisirs audiovisuels solitaires: «Revenus de l’école, les enfants s’ennuient. Ils cherchent en vain une distraction dans la nourriture et les images télévisées. Je ne prends plus la peine depuis longtemps de les inciter à ouvrir leur cartable pour taquiner leurs devoirs ou chantonner une leçon devant un tunnel publicitaire entre deux séries. S’ils deviennent vraiment obèses ils mourront assez jeunes pour ne pas avoir le temps de s’aigrir, s’ils survivent ils trouveront peut-être un moyen légal qui leur permettra de gagner de l’argent en travaillant du bout des doigts quelques heures par semaine. […] Ce soir je commanderai une pizza, je regarderai un film dans ma chambre dont je fermerai la porte à clé pour avoir une paix impériale. Je dirai aux enfants d’utiliser le fer s’ils veulent porter demain du linge repassé. Ils prendront chacun un bac de crème glacée et ils le creuseront à la cuillère en ingurgitant en même temps une émission où on dissèque des fœtus engendrés dans l’espace par des couples de matheux, un débats sur les bienfaits de l’alcool dans les milieux trop défavorisés pour accéder un jour à une forme d’espérance, à moins qu’un reportage sur la reconstruction du pont transbordeur qui redonnera au port sa pittoresque physionomie d’avant-guerre surgisse tout à coup au détour d’un bulletin météo catastrophique pour le sud du pays condamné à continuer de frire sous un soleil suffisant comme une lampe parvenue en attendant la fin des temps. […] Leur père est passé les voir tout à l’heure entre deux clients. Il ne les prendra pas ce week-end, ni les suivants. Il vient de se mettre en ménage avec une jeune femme qui n’aime que les chiens. […] Les gamins semblent ne plus rien avoir à me communiquer. Maintenant que je suis rentrée, ils s’occupent. Ils mangent des aliments de couleur et de consistance indéterminés devant des jeux vidéo loués à la sortie de l’école dans une nouvelle boutique tenue par un libraire qui a fait faillite l’année passée.»

 

Régis Jauffret a fait de la haine ordinaire le sel de ce recueil acerbe. Comme toujours, il excelle dans l’art de décrire avec cynisme et immoralité une société suffisante, repue, conservatrice, dont les membres ne semblent plus capables de bâtir autre chose que des destins terriblement simples et résignés. À une époque dominée par les technologies de l’information et de la communication, les petits êtres médiocres caricaturés avec hargne dans Les jeux de plage ne maîtrisent même plus les rudiments élémentaires du dialogue social. Témoins ces deux frères, qui ne parviennent pas à trouver le moindre sujet de conversation digne de ce nom: «Les rares fois où nous nous appelons nous échangeons des phrases que les satellites connaissent par cœur à force de les charrier jour et nuit entre tous les interlocuteurs de la planète.» 

 

Stop, n’en jetez plus: «J’ai assez souffert aujourd’hui, additionnées l’une à l’autre les petites douleurs du quotidien valent bien une migraine ou une rage de dent. Il est temps de me cloîtrer dans ma chambre. J’emporte un sachet de noix de cajou et trois canettes de bière. Je ne regarderai pas de film, je me laisserai filer comme une feuille morte le long de n’importe quel programme. Les images contribueront à m’anesthésier, à oublier jusqu’à ce travail qui m’épanouit comme un coup de pied dans le ventre.»

 

Florent Cosandey, 20 mai 2007