Que notre règne arrive, James G. Ballard

 

«Les banlieues rêvent de violence. Assoupies dans leurs pavillons somnolents, sous l’aile de centres commerciaux bienveillants, elles attendent patiemment les cauchemars qui les éveilleront à un monde de passion.» Ainsi commence ce roman apocalyptique de J. G. Ballard, auteur britannique qui, depuis plus de trente ans, prend un malin plaisir à prophétiser la phase terminale du consumérisme. Que notre règne arrive n’échappe pas à la règle:  Richard Pearson, publiciste au chômage, enquête sur les circonstances étranges du meurtre de son père, tué par balle dans le Métro-Centre, un mega centre commercial d’une morne cité de la banlieue londonienne, Brooklands. Toute la vie sociale de la communauté s’articule désormais autour de ce gigantesque temple de la consommation («L’immense dôme d’aluminium qui surplombait le paysage renfermait le centre commercial le plus vaste du grand Londres, cathédrale consumériste dont les congrégations dépassaient, et de loin, celles des églises chrétiennes.»). En menant l’enquête sur la disparition de son père, Pearson découvre la réalité nauséabonde d’une ville satellite gangrenée par le culte de la marchandise. Les nationalistes xénophobes y attaquent les populations immigrées en toute impunité et la populace est prête à prendre les armes pour défendre l’emblème infantile de son centre commercial: trois ours en peluche géants, qui reçoivent moult offrandes de pots de miel et de mélasse de la part de consommateurs captifs ayant perdu tout repère.

 

Le héros de Ballard découvre dans le Métro-centre une plèbe gavée de nouvelles technologies et de biens inutiles, qui ne jure plus que par les achats compulsifs: «Nous sommes confrontés à une nouvelle sorte d’humains: passifs, de petits yeux cramponnés à leurs cartes de fidélité, gobant tout ce que vous et vos semblables pouvez bien leur dire. Ils veulent qu’on leur mente, qu’on les persuade d’acheter la toute dernière cochonnerie, ils ont été éduqués à coups de spots publicitaires, ils savent que ce qu’ils ne peuvent pas mettre dans leur cabas n’a aucune valeur. La région est victime d’une épidémie de consumérisme.» L’auteur de Crash n’y va pas de main morte lorsqu’il évoque l’avènement d’un «IVe Reich», un «fascisme aussi mou que le paysage du consommateur», dominé par la consommation à outrance.

 

Le monde décrit par Ballard fait froid dans le dos: «Il fallait admettre qu’une haine nouvelle était née, silencieuse et disciplinée, un racisme tempéré par les cartes de fidélité et les codes PIN. Le lèche-vitrines était devenu le modèle de tous les comportements humains, dénués d’émotions, de colère. […] Partout, les drapeaux à croix de Saint-Georges flottaient au vent. Dans ses jardins, ses stations-service, ses petits bureaux de poste, la ville sans nom célébrait sa dernière victoire en date. […] L’histoire et la tradition, qui étouffaient lentement une Grande-Bretagne plus ancienne, ne jouaient aucun rôle dans la vie de ses habitants. Ils jouissaient d’un éternel présent au détail, où les choix les plus importants concernaient l’achat d’un réfrigérateur ou d’une machine à laver.» Dans un tel univers, la vieille démocratie anglaise n’est plus, selon l’auteur, qu’«un service public, comme le gaz ou l’électricité.»

 

Ballard, en bon émule d’Orwell, dépeint un monde sans âme, ultra sécuritaire, glauque, regorgeant de caméras de surveillance. Petite ballade dans cette banlieue en pleine déliquescence: «Dans un grand terrain vague sinistre se dressait une énorme pancarte annonçant l’extension de Heathrow Sud, avec une capacité de fret illimité; tout avait été expédié d’avance au fond de ce désert. Rien n’avait plus de sens qu’en termes de culture aéroportuaire éphémère. Les indicateurs s’alertaient mutuellement, dans un paysage tout entier codé pour exprimer le danger. Des caméras de surveillance se tapissaient au-dessus des portes des entrepôts, des flèches clignotant inlassablement afin d’indiquer les sorties menant aux sanctuaires haute sécurité des zones scientifiques. Une rangée de maisonnettes attenantes apparut, blottie à l’ombre d’un talus coiffé d’un réservoir, entourée de revendeurs de voitures d’occasion qui représentaient son dernier lien avec un quelconque esprit communautaire. Je continuai ma route vers un sud hypothétique en dépassant un fast-food chinois, un chenil de chiens d’attaque et un lotissement sinistre, sorte de camp de prisonniers en cours de rénovation. Ni cinéma, ni église ni centre social. Les panneaux d’affichage omniprésents, à la gloire d’un consumérisme esthétique, résumaient la vie culturelle. [...] Ici, une station service au bord d’une quatre-voies engendrait un sens de la communauté plus profond que n’importe quelle église, une impression plus définie de culture partagée qu’une bibliothèque ou une galerie municipales.»

 

Si les masses semblent anesthésiées, une petite partie de la population s’élève toutefois contre le centre commercial et l’abrutissement qu’il engendre. Témoignage d’un habitant de Brooklands évoquant le temps béni qui a précédé l’érection du Métro-Centre: «Ici, à Brooklands, nous formions une véritable communauté, pas une simple population à tiroirs-caisses. Seulement, c’est fini, disparu, envolé en une nuit, quand cette usine à fric à ouvert. Nous sommes envahis par les étrangers, des milliers, pour qui il n’existe rien de plus important que les prochaines soldes. A leurs yeux, la ville n’est qu’un simple parking. L’absentéisme fait des ravages à l’école, parce que les gosses traînent tous les jours par centaines au centre commercial. Notre unique hôpital devrait soigner les habitants du coin, mais il est surchargé de travail à cause des accidents de la route que provoquent les visiteurs. Ne tombez surtout pas malade près de la M25! Les cours du soir étaient populaires, autrefois – français parlé, histoire, bridge. Ils ont tous fermé. Les gens préfèrent se promener au Dôme. Personne ne va plus à l’église. Pour quoi faire ? Le bien-être spirituel attend au centre New Age, première allée à gauche, après la sandwicherie. Nous avions une bonne dizaine de clubs et d’associations – musique, théâtre, archéologie. Ils ont été dissous depuis longtemps. Les fêtes de charité, les réunions politiques ? Pas un chat.» 

 

Conclusion définitive et angoissante de Ballard: «L’espèce humaine  marchait en somnambule vers l’anéantissement, sans penser à rien qu’aux logos de son linceul.» A nos yeux, Que notre règne arrive est, malgré quelques lourdeurs, redites et raccourcis caricaturaux, le Ballard le plus convaincant à ce jour dans la mesure où il évoque un futur tellement proche qu’il pourrait déjà être notre présent, sans que nous nous en soyons véritablement rendu compte…

 

Florent Cosandey, 3 octobre 2007