King ink / Florent Cosandey

Le Serpent à Plumes

 

Nick Cave incarne la frange la plus lugubre du rock. Dans sa quête de la chanson ultime, le prêcheur vénéneux a toujours navigué entre pulsions autodestructrices et bile noire. Il est pourtant l’un des compositeurs-interprètes les plus talentueux et les exigeants de sa génération. Depuis la première moitié des années 80, le rocker australien a su ériger un univers unique fait de bruit et de fureur. Son œuvre poétique, marquée par une esthétique austère et atemporelle, mérite assurément que l’on s’y attarde. Elle est réunie, en traduction française, dans les deux volumes de King Ink.

 

King Ink contient les textes des complaintes hallucinées des albums de Nick Cave sortis entre 1984 et 1997, de From Her To Eternity à The Boatman's Call. S'y ajoutent plusieurs textes totalement inédits comme des chansons non enregistrées à ce jour ou des pièces de théâtre. Les deux ouvrages, qui ne recensent malheureusement pas les textes des albums publiés après 1997 (No More Shall We Part, Nocturama, Abattoir Blues/The Lyre Of Orpheus), font ressortir à merveille la noire magnificence des compositions stylées du dandy australien. Chacune de ses chansons peut s'appréhender comme un univers singulier, avec sa lie de marginaux, ses folles intrigues et ses calamités bibliques. Conteur hors pair, Nick Cave prouve brillamment que chanson et littérature ne sont pas forcément antinomiques. Le roi des corbeaux maléfiques ne s’embarrasse que peu des conventions commerciales. La majorité de ses morceaux durent plus de cinq minutes et certains atteignent même le quart d’heure. Contrairement à l'écrasante majorité des artistes, Nick Cave peut se targuer de ne jamais avoir bradé une composition ou cédé aux canons artistiques à la mode. Il connut sa seule véritable heure de gloire «grand public» à l’occasion de son duo de feu avec sa compatriote Kylie Minogue sur Where The Wild Roses Grow. Cette valse romantique et macabre, qui devint tube au milieu des années 90, conte l’assassinat de la gracieuse et pure Elisa Day par un désaxé ne pouvant supporter la démesure de la beauté féminine. On se demande encore honnêtement comment une chanson aussi sulfureuse a pu envahir les ondes des radios généralistes... Cette ballade donne en tous les cas un aperçu des obsessions et des thèmes récurrents du répertoire du poète maudit: l’amour, Dieu et le sang.

 

Cette haute exigence littéraire lui est venue de son père, qui était  professeur de littérature anglaise. Il l’explique dans le texte «Et la chair s’est faite verbe», rédigé dans le cadre d’une émission de la BBC: « [...] Quand je grandis et entrai dans l’adolescence, mon père, aujourd’hui décédé, décida qu’il était temps de transmettre certaines informations à son fils. J’avais treize ans et voilà qu’il me fit entrer dans son cabinet de travail, ferma la porte à clé et se mit à réciter de grandes tranches sanglantes du Titus Andronicus de Shakespeare, ou la scène du meurtre dans Crime et châtiment, ou des chapitres entiers de Lolita de Nabokov. [...] La littérature l’élevait, l’arrachait à la normalité, le hissait au-dessus du médiocre et le rapprochait de la divine essence des choses. Je ne m’en doutais nullement alors, mais je voyais bel et bien, quelque part, que l’art avait le pouvoir de m’isoler de la banalité du monde, de me protéger. [...] »

 

Nick Cave commence alors à écrire des chansons et à fabriquer un monde scandaleux, précieux et parfois hermétique, caractérisé par sa propre moralité et ses personnages fangeux. Le crooner fielleux se fait en effet l’apôtre obstiné d'un univers volontiers funèbre, constitué de rêves immoraux, d'amours brisés et d'illuminations bibliques. Sur scène, il prend d’ailleurs des allures de prédicateur névrosé. La Bible est sa principale référence littéraire. Dans le premier volume de King Ink, on sent particulièrement l’influence de l'Ancien Testament. Nick Cave est attiré par un Dieu de châtiment, cruel, capable d'écraser une nation entière d’un revers de la main. L’attrait pour le Nouveau Testament est palpable dans le deuxième volume de King Ink. Les textes de l'artiste des Antipodes deviennent alors plus mélancoliques et magnanimes.

 

King Ink I

 

Dans King Ink I, on découvre notamment les textes des trois premiers albums du plus sombre compositeur rock contemporain, lesquels voguent de croix ensanglantées en amours déments et de corbeaux malfaisants en cimetières des réprouvés.

 

Nick Cave publie son premier disque en 1984. De From Her To Eternity se dégage une atmosphère délétère inspirée par les tréfonds de la littérature du Sud des Etats-Unis, dont les principaux représentants sont William Faulkner, Carson McCullers ou Hunter Thompson. Le compositeur blême fait sien l'Amérique des prophètes millénaristes et des marais infinis. L’opus déborde d'allégories tirées des écritures saintes (Well Of Misery) et de mondes en pleine déréliction (Cabin Fever). Dans Saint Huck, Cave décrit la déchéance d’un homme hantant les rives putrescentes du Mississippi sur un rafiot pourri. Dans le From Her To Eternity éponyme de l’album, un amoureux éconduit crache à la face du monde l'inhumanité d’une nuit de solitude. Enfin, Nick Cave effeuille les ailes des mouches comme on effeuille les marguerites pour s’assurer de l’amour de l’être cher (Wings Off Flies). A cette époque, le chanteur puise son inspiration musicale dans le blues traditionnel - John Lee Hooker par exemple.

 

Nick Cave poursuit ses obsessions faulknériennes dans son deuxième album, The First Born Is Dead (1985). Son attirance pour les obscurités de l’âme marque toujours autant l'ambiance de ses ritournelles. Ces dernières sont hantées par des déséquilibrés, fruits d'étreintes consanguines, commettant meurtres sur meurtres. Blind Lemon Jefferson conte une liquidation à caractère raciste, Wanted Man la fuite d'un tueur en série et Knockin’ on Joe un crime passionnel. Dans l’épique Tupelo, Nick Cave chante les nuages apocalyptiques menaçant une contrée corrompue par le vice. Le lecteur sent l'orage annonciateur d'un déluge purificateur gronder et les canassons fous hennir d’épouvante. 

 

King Ink I se termine par les créations sépulcrales de l’album Your Funeral, My Trial (1986). Le morceau The Carny , qui conte la mystérieuse disparition d’un saltimbanque, est l’un des airs majeurs des Ailes du désir, un film de Wim Wenders. Quant à lui, le poignant Sad Waters séduit par la délicatesse de l'amour mystique et religieux qu’il fait ressentir.

 

King Ink II

 

King Ink II s’ouvre sur les textes de Tender Prey, sorti en1988. C’est la période la plus sombre de l’existence de Nick Cave, qui aurait survécu à une bonne quinzaine d’overdoses d’héroïne. Cela se ressent dans ses créations. Le titre le plus déchirant de cet album est sans conteste le prolifique The Mercy Seat, dans lequel Nick Cave décrit minutieusement les dernières heures de vie d’un pauvre hère juché sur le siège de la miséricorde. L’impétueux Up Jump The Devil détaille la vie tragique d’un homme dont le destin est frappé du sceau du malheur. Dans Slowly Goes The Night, Nick Cave narre la détresse et la solitude d’un amant ayant sabordé sa vie de couple. Le dernier morceau de l’album, New Morning, sonne finalement comme une résurrection et semble annoncer l'arrivée de temps plus heureux pour le brave Nick, qui décide désormais de tourner la page d’un passé malsain. Il ne sera pas une nouvelle victime expiatoire du rock. Bien sûr, on peut légitimement regretter la violence délirante des tornades douloureuses du prince des ténèbres lorsque la poudre blanche inondait ses veines. Mais serait-il décent de reprocher à l’Australien d’avoir choisi de s’accrocher au côté lumineux de l'existence? La résurrection de l’oiseau de mauvaise augure est perceptible dans l'atmosphère des morceaux de l'album The Good Son (1990). Nick Cave produit désormais des textes plus apaisés et solennels, d’un calme assourdissant. Après avoir beaucoup vociféré et blasphémé, il se met à susurrer.

 

Plus encore que les albums précédents, Henry's Dream (1992) se débarrasse du style provocateur avec lequel Nick Cave haranguait les pécheurs. L'imagerie religieuse n'est plus désormais convoquée pour être souillée mais pour illustrer la violence de sentiments. Par exemple dans le très doux Straight To You. Malgré une plus grande sérénité, Nick Cave ne peut toutefois s’empêcher de créer des personnages aux instincts repoussants. Le désir sexuel pousse par exemple au meurtre la canaille de John Finn's Wife. La ballade Loom Of The Land décrit quant à elle la langueur d’un amour sur le point d'être tailladé à l'arme blanche. Enfin, c'est l’image de Jack The Ripper (Jack l’éventreur) qui est sollicitée en fin d’album pour illustrer la bestialité de certaines phases de la vie conjugale.

 

L’album Let Love In (1994) navigue de son côté entre extase et magie noire. Les textes font ressentir l'ambivalence des passions amoureuses où plénitude et affliction s'entremêlent sournoisement. Dans certaines compositions, Nick Cave parvient à un état de béatitude quasi religieuse (Nobody's Baby Now, I Let Love In) mais il rechute aussi parfois en cédant à des désirs primaires et exubérants (Red right hand, Thirsty Dog). Dans un même titre, il peut conter fleurette à sa dulcinée, puis la vouer aux gémonies (Loverman, Do You Love Me ?). L'album se termine par l'émouvant Lay Me Low, dans lequel Nick Cave décrit, non sans ironie, le déroulement de ses funérailles.

 

Au milieu des années 90, Nick Cave a consacré un album entier au meurtre et aux assassins. La noirceur de cette entreprise matérialise la culmination de la fascination qu’il entretient pour le langage de la violence. Murder Ballads (1996) fait pénétrer le simple mortel dans les recoins les plus malsains de l’âme humaine, dans la plus pure tradition du roman noir ou d'écrivains comme Edgar Allan Poe. Le bal sanglant s'ouvre sur le terrifiant Song Of Joy, dans lequel une famille entière est décimée. Sur Where The Wild Roses Grow, Kylie Minogue, une reine de la pop mièvre, incarne une victime expiatoire d'une désirable pureté. Dans The Curse of Millhaven, la jeune Loretta se mue en tueuse en série et sème la panique dans le petit village mesquin et froid de Millhaven. Un client du O'Malley's bar noie quant à lui ses rancœurs et amertumes dans l'alcool et l'hémoglobine des clients d'un vulgaire estaminet. Que l’on se rassure, ce sanguinolent album ne constitue en aucune manière une apologie du crime. Si Nick Cave donne vie à des personnages sadiques rongés par la démence et la mélancolie, il s’intéresse avant tout, et avec une certaine distance ironique, à la dramaturgie inhérente à ces histoires de meurtres.

 

Rassasié et apaisé par tant de sang, Nick Cave referme le chapitre des fables mortuaires et décide une fois encore de brouiller les pistes en changeant de registre. Dans The Boatman's Call (1997), le dernier album traduit dans King Ink II, le rocker underground livre des incantations solitaires dépouillées jusqu'à l'extrême plénitude. Cet opus met à vif les émotions essentielles que sont l'amour, la foi et le manque, à la manière d’un Léonard Cohen. Dans ses disques précédents, Nick Cave aurait sans doute voué à un destin sanglant les femmes qui le font souffrir. Il se contente ici de trembler de remords et de mélancolie. Comme sur les superbes Brompton Oratory ou Idiot Prayer.

 

A la lecture de King Ink, on ne peut qu’être impressionné par la quête permanente vers la perfection et l'éveil spirituel dont fait preuve Nick Cave. Au fil des ans, le rock chaotique a fait place aux ballades voluptueuses. Seule constante: ses textes ont toujours été passionnants et passionnés. Ils prennent toutefois toute leur valeur lorsqu'ils sont habillés par les arrangements musicaux soignés des Bad Seeds, le groupe qui accompagne l'Australien depuis deux décennies. Les «mauvaises graines» parviennent de façon magistrale à jouer sur les contrastes, naviguant aisément des éruptions fiévreuses à la neurasthénie feutrée. Après avoir été la figure de proue d’un rock extrême, violent et apocalyptique, Nick Cave est devenu un crooner capable d’émouvoir de sa voix douloureuse et caverneuse les cœurs les plus endurcis. Il mérite assurément sa place au royaume des cieux.

 



Florent Cosandey, 12 janvier 2006