A R A G O N

Aurélien : le goût de l’absolu » 

Né en 1897 à Paris, Aragon vécut dès son enfance un roman familial compliqué; son père refusa de le reconnaître et sa mère se fit passer pour sa sœur ! Etudiant en médecine malgré lui, il fut médecin auxiliaire durant la guerre 1917-1918. Sa rencontre avec le dadaïsme et André Breton orienta sa révolte vers la littérature. En 1927, il adhère au Parti Communiste et voyage en Europe.

Sa rencontre avec Elsa Triolet en 1928 sera le début d’une ère de stabilité de 42 ans et d’une production poétique et romanesque intense. Il mourut à Paris le 24 décembre 1982.

L’œuvre d’Aragon comporte plus de quatre-vingts volumes écrits en 60 années. Il inculque d’abord à son lecteur la diversité de la personne humaine et son mouvement perpétuel; il a indiqué à plusieurs reprises : " Je ne crois pas qu’on puisse comprendre quoique ce soit de moi si l’on omet de dater mes pensées ou mes écrits ". Car toute œuvre est de circonstance, liée aux circonstances.

Aragon avait le " goût de l’absolu ", c’est-à-dire ce qui ne comporte aucune restriction ni réserve, ce qui ne fait aucune concession, ne supporte ni la critique, ni la contradiction : " Ce que nous cherchons est tout; faites entrer l’Infini ". Ses premiers poèmes du " Mouvement perpétuel " évoquent l’idée d’illimité, d’extrême, d’éternel. Les passions enrichissent, exaltent l’existence, mais le goût de l’absolu est une passion dévorante.

Aragon a décrit ce sentiment de l’absolu dans la longue rêverie sentimentale d’ "Aurélien ", l’un des sommets romanesques de son œuvre ( Edition Gallimard 1944 ).

Citons quelques extraits d’Aurélien, roman ambigü et très riche reconstituant les année folles de 1930, décrivant les dérives morales et les diversions esthétiques d’un jeune bourgeois, l’écart entre l’imaginaire, les mots, les sentiments et leur réalisation :

" La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût. "

Aurélien tombe néanmoins dans le " piège amoureux " vers lequel son entourage le pousse et il se laisse aller, malgré lui, à cette passion dévorante :

" Il lui semblait que rien au monde n’existât hors cette certitude : Bérénice l’aimait. Il en éprouvait un engourdissement bizarre, et non point la joie qu’il aurait cru. Comme s’il avait, par cette certitude, atteint à la possession du monde, à la découverte dernière, au-delà de laquelle il n’y avait que le néant… Que Bérénice l’aimât, de le savoir, de ne plus en douter, n’ouvrait pas la porte des rêves, n’engageait aucunement Aurélien à imaginer la suite de cette aventure. L’amour de Bérénice n’était pas une aventure, mais un état ".

Les circonstances vont séparer le couple qui ne se retrouvera que 18 ans après, lors de l’exode de la seconde guerre. Sur Aurélien, sur la femme qu’il aime, la longue séparation a créé un abîme. Bérénice avait le goût de l’absolu, et, avec la vie, ce goût s’est transformé en cette conscience qui lui fait dire : " Il n’y a vraiment plus rien de commun entre vous et moi, mon cher Aurélien, plus rien. "

Le sujet du livre est précisément l’impossibilité de l’amour du couple car la femme, elle, a eu une certaine continuité de pensée, sans l’entracte des tranchées et de la défaite qui ont marqué profondément Aurélien :

Il savait de certitude Bérénice à jamais perdue… Que se passait-il dans cette femme muette? Il se dit que leur histoire, cet échec si complet de l’amour, ce démenti de la vie à l’amour, et aussi cette illusion de l’amour, incompréhensible, renaissant de 18 années d’oubli progressif. Progressif, mais d’oubli. Il se disait ...Il se disait : toute la vie… toute sa vie… absurdement attendri sur lui-même… ".

Pour Aragon, " Aurélien " a été un livre de prédilection; il a écrit ce livre sur l’impossibilité du couple à une époque où Elsa voulait le quitter; il exprime aussi ce drame passager dans le célèbre poème chanté par Brassens " Il n’y a pas d’amour heureux ".

" J’ai tendance à penser que ce qu’il y a de plus précieux dans le roman, c’est tout juste le lien entre le romanesque et le réel; il ne s’agit donc pas, ni dans Aurélien, ni dans ce poème, de je ne sais quelle attitude esthétique de ma part. Tout cela traduisait exactement, et simplement la vie, notre vie. Notre vie, c’est-à-dire la chose la moins préméditée, me dictait Aurélien au cours des jours et des événements ".

Le Fou d’Elsa Aragon a eu le besoin de proclamer son amour passionné pour Elsa Triolet : " Sans elle, je me serai tu. C’est elle qui m’a rendu possible de m’arracher à mes chimères, à ces interdits qui pesaient sur moi, ces raisons négatives qui me poursuivaient; c’est elle qui m’a rendu le courage d’être, et mieux la force du devenir ".

Le nom et le culte d’Elsa sont célébrés dès 1942 par Aragon dans de nombreux poèmes, et notamment le drame du Fou d’Elsa, l’un des plus longs poèmes de notre littérature, d’une érudition vertigineuse, qui a pour cadre Grenade au 15e siècle, lors de l’entrée des armées espagnoles.

Medjnoûn, le poète fou, dédie ses textes à une femme de l’avenir, l’Elsa du 20e siècle, la femme qui prendra la place de Dieu; le fou veut instaurer la religion de l’amour. Le fou sera condamné pour idolâtrie. Ce culte de la femme sera à nouveau rendu dans La messe d’Elsa en 1964.

Il acquerra pour Elsa le moulin de Saint-Arnoult-en-Yveline où elle fut inhumée en 1970, " dans ce lit à deux places où je suis attendu " . Elle l’attendra 12 ans.

Aragon, écrivain énigmatique et décrié du fait de son engagement politique, mérite d’être lu et apprécié à sa juste valeur. Son génie lui a permis de toucher avec bonheur à tous les genres : poésie, roman, pamphlet, critique d’art, journalisme… et il a su prendre part, plus que d’autres, aux tragédies de notre temps.

D. GERARDIN