" Ce temps des olives. Je ne connais rien de plus épique. De la branche d’acier gris jusqu’à la jarre d’argile, l’olive coule entre cent mains, dévale avec des bonds de torrents, entasse sa lourde eau noire dans les greniers, et les vieilles poutres gémissent sous son poids dans la nuit.

Sur les bords de ce grand fleuve de fruits qui ruissellent dans les villages, tout notre monde assemblé chante…ça c’est le temps de la cueillette, le temps où l’on trait l’arbre comme on ferait pour traire une chèvre, là, mains à poignées sur la branche, le pouce en l’air, et puis cette pression descendante. Mais au lieu de lait, c’est l’olive qui coule ..." ( Giono " Poème de l’olive " )

Jean Giono est né à Manosque en 1895, dans un milieu modeste : son père d’origine italienne est cordonnier et sa mère, d’origine provençale, est repasseuse.

" Jean le Bleu " raconte l’enfance de Giono, solitaire et rêveur, " exagéré sentimental " au regard ouvert sur des richesses intérieures. Son imagination s’exalte au contact de la nature et à l’écoute des récits de son père :

" J’aimais mon père, non pas seulement parce qu’il était mon père, mais parce qu’il était ce qu’il était. Je l’admirais. Je l’admire toujours ".

Ce père, " un immense soleil ", beaucoup plus âgé que lui, sut le guider avec amour et liberté; guérisseur à ses heures, il emmenait avec lui son fils voir les malades.

Mais ce père adulé est victime d’une attaque en 1911; Jean doit quitter l’école et travailler comme commis dans une banque; il découvre le milieu de la bourgeoisie locale.

Il s’évade par la marche à pied dans la campagne de Manosque : " Le monde a mille tendresses dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre… Comme les hommes, les pays ont une noblesse que l’on ne peut connaître que par l’approche et la fréquentation amicale. Et il n’y a pas de plus puissant outil d’approche et de fréquentation que la marche à pied ".

Il s’évade aussi par la lecture; autodidacte, il lit Virgile, Théocrite ou Homère " au milieu des blés purs " et se prend de passion pour les grands auteurs antiques.

 

Mais la guerre survient et Giono, mobilisé l’année de ses vingt ans, passera trois années au front des plus grandes batailles. Il écrit dans une lettre de 1917 :

" Je n’ai plus d’âme, je n’ai plus de cœur, je n’ai plus de ciel bleu, non, je n’ai plus d’idéal, je ne suis qu’os, chair et arme. Et la pluie drue s’acharne sur l’acier des casques "

Le choc de la guerre passé, Giono reprend son travail à la banque. En 1920, son père meurt; il dit à son fils avant d’expirer : " Si tu crois que j’ai peur, alors c’est que tout ce que nous avons dit ensemble, dans le temps, toi et moi, était la seule chose inutile du monde ".

1920 est aussi l’année du mariage de Giono avec Elise Morin, passionnée comme lui de littérature et de poésie; sa douce présence sera une aide constante tout au long de sa vie.

Sur les conseils de Lucien Jacques, un poète lorrain qui restera son meilleur ami, Giono publie ses premières œuvres : des poèmes en proses intitulés " Accompagnés de flûte ", et un récit de fiction " Naissance de l’Odyssée " où il dénonce l’histoire qu’Ulysse se prête à lui-même comme une affabulation. Il écrit à ce sujet :

" J’ai acquis l’intime certitude que le subtil, au retour de Troie, s’attarda dans quelque île où les femmes étaient hospitalières et qu’à son entrée en Ithaque, il détourna par de magnifiques récits le flot de colère de l’acariâtre Pénélope… ".

 

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Comme Ulysse, Giono est un homme d’imagination qui invente sans cesse des histoires et qui vit en partie dans ce mode qu’il réinvente :

" Giono ne cesse d’être présent au monde, non seulement par les sensations qu’il en reçoit et dont il sait mieux que personne se faire une joie, mais aussi par une interrogation sur la place de l’homme au sein de ce monde à la fois accueillant et hostile.

Les histoires que racontent ses premiers romans se situent en haute Provence, près de Manosque, mais, quels que soient le lieu et l’époque, l’identification est trompeuse, car tout élément de réalité qui entre dans le roman y est transformé par l’imagination.

Giono revendiquera pour territoire de son œuvre, non la Provence, mais un " sud imaginaire " analogue à celui qu’avait créé Faulkner à partir des lieux et des mœurs du Mississipi " (Henri Godard)

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Le premier roman publié en 1929 avec succès de Giono a été Colline ", histoire d’un village (" le village de l’inquiétude ") dont l’unique source s’est tarie et qui se trouve encerclé par un feu de forêt; un vieillard est accusé de malveillance et frôle le lynchage, mais le salut vient finalement de la solidarité des villageois face à l’épreuve.

André Gide, fondateur de la Nouvelle Revue française, remarquera l’ouvrage et contribuera à la célébrité de Giono; il deviendra son ami et lui rendit souvent visite à Manosque.

Giono réunit " Colline " avec deux autres romans similaires : " Un de Baumugnes ", et " Regain " qu’il présenta en trilogie par un texte Présentation de Pan ", le nom de Pan incarnant la culture grecque familière à l’écrivain.

Après " Manosque-des-Plateaux ", écrit en 1930 pour la collection " Portrait de la France ", puis " Le Serpent d’étoiles " donnant une vision épique des bergers, Giono raconte son enfance dans " Jean le Bleu " et publie en 1934 " Le chant du monde " :

" Il ne faut plus isoler le personnage-homme, mais le montrer tel qu’il est, c’est-à-dire imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences du chant du monde ".

Dans ce récit, reflet d’une crise personnelle, il établit un parallèle entre une histoire humaine pleine de violences et l’état concomitant du monde, évoqué par de multiples observations sur les animaux, les plantes et les éléments de la nature. Il écrit à Gide en 1934 :

" Depuis quatre ans peu à peu tout s’était effacé autour de moi et je ne goûtais plus que le souvenir des choses. Je me retrouve cette année en présence du printemps réel, de l’herbe et des arbres. Je crois que j’ai fini mon temps d’épreuve et que je vais repartir ".

La naissance de sa fille Sylvie permet à Giono de surmonter sa " crise existentielle ". Il écrit " Que ma joie demeure ", ouvrage dédiée " à Elise Giono dont la pureté m’aide finalement à vivre ". Giono rêve d’une vie où les hommes auraient le goût des sensations et de l’inutile. La réussite de ce roman tient au plaisir du langage poétique de Giono, avec en particulier la belle métaphore de la constellation d’Orion semblable à l’ombrelle d’une fleur de carotte :

" Maintenant les étoiles étaient dans toute leur violence. Il y en avait de si bien écrasées qu’elles égouttaient de longues gouttes d’or. On voyait les immenses distances du ciel… Orion ressemble à une fleur de carotte ".

Avec la menace d’une nouvelle guerre, Giono se sent le devoir de mettre sa notoriété au service de la cause pacifiste et de réaffirmer sa foi en la nature et en la tradition.

" Tout de suite j’ai écrit pour la vie, j’ai écrit la vie, j’ai voulu saouler tout le monde de vie. J’aurais voulu pouvoir faire bouillonner la vie comme un torrent et la faire se ruer sur ces hommes secs et désespérés… Je ne peux pas oublier ".

Cet engagement lui vaudra d’être emprisonné à deux reprises, en 1939 et en 1944. Il publie " Le grand troupeau " où il oppose les horreurs de la guerre au monde de la terre; ainsi que " Les vraies richesses ", dédié à ses amis du Contadour, hameau restauré par des admirateurs et devenu un lieu de détente et de réflexion :

" Quand Giono lisait ses œuvres à haute voix, tout le génie du verbe s’en trouvait quintessencié et vous éblouissait. Pour la première fois, j’entends un livre que j’ai envie de lire. Je m’apprivoise à la respiration créatrice de Giono " (Pierre Magnan).

 

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Si j’invente des personnages, si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la plus grande malédiction de l’univers, l’ennui …

Le travail est, à mon avis, le seul moyen pour chasser l’ennui. Le travail vous emporte magnifiquement en dehors de l’ennui.

Je n’ai jamais vu s’ennuyer un artisan ou un paysan parce qu’ils travaillaient et que le travail leur servait de distraction ". ( Entretiens avec Jean Amrouche )

" La jeunesse croque à belles dents, avec un appétit goulu. Quand on devient vieux, on mâche lentement une seule bouchée, mais on la savoure, on en retire la quintessence " ( Iris de Suse )

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Après 1945, Giono se remet à l’écriture avec une ardeur accrue, avec une série de romans liés à l’Italie. Son objectif est de " faire ce que Balzac n’a pas vu qu’il manquait, ce que Stendhal a cherché et ce que Flaubert a cru réussir : faire du Mozart ".

Dans son projet d’un cycle " romanesque " en dix volumes, il veut réinventer le 19e siècle, siècle des passions, pour mieux faire ressortir les tares du 20e siècle; à son premier héros, Angelo I, carbonaro exilé en 1840, au milieu du siècle romanesque des passions, doit succéder son petit-fils Angelo III, résistant en 1940, dans un siècle dénué de romanesque.

Giono n’écrira que trois livres du cycle : " Le Hussard sur le toit ", " Le Bonheur fou " et " Mort d’un personnage ". Pris de doute sur l’intérêt de son œuvre ambitieuse, il rédige une autre série de courts romans sombres " Les Chroniques " (" Deux cavaliers de l’orage ", " Un roi sans divertissement ", " Les grands chemins ", " Les âmes fortes ").

Son intérêt pour le cinéma s’affirme : il met en scène " L’Eau vive ", " Crésus ", écrit des scénarios et adapte ses romans à l’écran.

Sa célébrité s’accroît : en 1954, il est élu à l’Académie Goncourt; en 1960, une édition des Œuvres romanesques complètes est publiée dans la collection La Pléiade.

Après l’essai inachevé d’un grand roman " Dragoon ", il publiera " l’Iris de Suse " avant de mourir le 9 octobre 1970, victime d’une crise cardiaque.

D.GERARDIN