" Liberté, te lèveras-tu, un jour, nimbée d’or, sur la masse obscure d’un peuple encore endormi ? Certes, ta flamme claire et vivifiante le réveillera et dissipera les brouillards.

Mais quel est Celui dont le manteau immaculé vous couvrira et vous guérira, vieilles blessures suppurantes, marques de coups, traces d’offenses, corruption des âmes, vanité, ver qui ronge l’esprit et fait gémir les cœurs ?

Toi seul, ô Christ, sous ta robe sans tâche ! " (Théodore Tutchev)

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Le poème de Théodore Tutchev a été inséré en 1922 par Charles Salomon, en introduction à sa traduction du récit de Léon Tolstoï " Une paysanne russe " (Ed. Autrement 1994).

Il émet le souhait, comme le poète, que la Liberté se lève sur la Russie, et que ce réveil soit accompagné d’un " mouvement de mystique repentance ".

Tolstoï a écrit, vers la fin de sa vie, le récit des malheurs de la paysanne Anissia, sa voisine à Iasnaia Poliana. Cette femme a été mariée toute jeune et contre son gré, à un paysan rustre, Danilo; sa belle-mère, jalouse, la persécute et lui rend la vie insupportable.

Poussé par la misère, Danilo vole du bétail; il est condamné à la déportation. Anissia choisit de le suivre en Sibérie avec ses enfants. Les épreuves du couple se termineront par la mort de Danilo. De retour au pays natal, Anissia épouse le bedeau du village et connaît enfin un répit dans ses tourments.

Danilo et Anissia ont devant la vie l’attitude commune de tous les Russes : résignation en face du malheur, ressentiment en face de l’injustice. Mais alors que Danilo est mou et peu communicatif, son épouse montre plus de force et d’initiative, même si elle croit à l’intervention constante du Christ dans sa vie. Elle se révolte si elle est accusée à tort, mais elle parle sans acrimonie des malheurs inévitables comme les deuils, le servage, les corvées.

 

 

Anissia est illettrée, mais elle sait conter. Tolstoï l’admirait beaucoup car elle parlait une très belle langue populaire du centre de la Russie, aux intonations chantantes, avec les r doucement roulés.

Tolstoï assistait parfois aux dictées recueillies par sa soeur . Il a su garder, dans son récit dépouillé, le caractère authentique de cette histoire triste mais " pleine d’une antique et biblique grandeur " :

" Une paysanne russe " est un chant aux multiples registres. Lamento, mélopées des peines et des deuils alternent avec les rondes paysannes, les comptines que l’on chante aux enfants, les ritournelles des petits bonheurs, les refrains d’une force vitale qui jamais n’abandonne Anissia ".

Anissia incarne la paysanne russe, vouée à une vie de labeur perpétuel où se mêle tranquillement joies, naissance et mort (on a l’habitude d’avoir chez soi un cercueil tout prêt..). Tolstoï, alors au sommet de sa gloire, a été fasciné par ce récit populaire, " une histoire vraie " et la rencontre d’un " cœur simple ", une réalité qui dépassait sa propre fiction.


D.G.