Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est né en Russie en 1818. Il connaît une éducation stricte au domaine maternel de Spasskoje où règnent les rigueurs de l’institution du servage.

Il fit ses études à Moscou et Saint-Pétersbourg et rencontre Pouchkine; un séjour à Berlin lui fait découvrir la culture occidentale, et, de retour en Russie, il tombe amoureux de Pauline Viardot, la célèbre cantatrice sœur de la Malibran. Cet amour sera toléré par les jeunes époux et Tourgueniev, admis dans le cercle familial, ira vivre auprès d’eux à Paris.

A la mort de sa mère en 1850, il est retenu en exil sur son domaine jusqu’en 1856. Il s’installe ensuite à Baden, près du domicile des Viardot qu’il suivra ensuite en France à Bougival. Célèbre, mais vieilli et malade, il y mourra en 1883.

Tourgueniev, si l’on en juge par son œuvre, est un écrivain typiquement russe; mais c’est aussi le plus européens des écrivains russes de son siècle, par sa formation intellectuelle, ses amitiés françaises et allemandes et ses convictions occidentalistes.

Il représentait bien lui-même le gentilhomme russe de moyenne condition, partageant son existence entre son domaine campagnard, Moscou et Saint-Pétersbourg, et l’occident.

A Orel, dans le domaine familial que sa mère despotique régentait avec caprice, il décrit la condition paysanne, source d’inspiration de la première partie de son œuvre; mais ces peintures en apparence anodines cherchent en réalité à montrer l’homme sous le moujik et à illustrer l’injustice criante de sa condition.

Cette réalité provinciale russe est évoquée notamment dans les Récits d’un chasseur (1847), Le nid d’un gentilhomme (1858), et ses comédies, esquisses du théâtre tchékhovien.

Tourgueniev décrit ces gentilshommes de province comme étant désoeuvrés, sans véritable culture ni vocation, victime de leur ennui, de leur indifférence à la réalité russe et de leur incapacité à se consacrer à une tâche productive.

Comment sortir de soi-même, se rendre utile et contribuer au bonheur d’autrui ?

Un des meilleurs romans de l’écrivain, Roudine (1855), montre comment un homme doué pour exercer une influence dynamique dans l’action politique, peut échouer par méconnaissance de soi-même et de son propre pays. Roudine n’est qu’un phraseur frotté de philosophie allemande, un homme de trop, et il mourra sur une barricade parisienne en 1848.

Ce roman psychologique sur le thème de l’engagement personnel est à la fois le portrait de Tourgueniev et celui de son ami Bakounine des années quarante, disparu au fond de la Sibérie.

Le caractère de Roudine est très complexe; son autorité sur autrui est considérable, mais elle ne dure pas et on finit par percer la vérité; est-il un menteur, un imposteur ? Il le serait sans sa sincérité. Il est capable de bonté, de dévouement et d’enthousiasme, mais sans persévérance, et il est aussi capable de folies et de bassesses :

" L’homme sans amour-propre est nul car ce sentiment est le levier d’Archimède avec lequel on peut déplacer le monde; mais en même temps, celui-là seul est digne du titre d’homme qui sait maîtriser son amour-propre, comme le cavalier son cheval, et sacrifie sa personnalité au bien général. L’égoïsme est le suicide; l’homme égoïste se dessèche comme l’arbre solitaire et sans fruits; mais l’amour-propre, comme tendance active vers la perfection, est la source de toute grandeur ".

Un autre roman, A la veille (1858), en antithèse absolue avec Roudine, propose une solution romantique de l’engagement personnel : Insarov, un jeune étudiant bulgare, quitte Moscou avec son épouse pour aller affranchir son pays par les armes; il met ainsi en accord sa pensée, ses sentiments et sa conduite.

Mais le plus structuré et le plus profond des romans de Tourgueniev est Pères et enfants où il exprime son affection attendrie pour le passé patriarcal russe. Parmi les personnages, seul Bazarov, un homme d’extraction modeste, résolu à servir le peuple, fait preuve de nihilisme et refuse les principes en vigueur dans la noblesse.

Un dernier roman, Terres vierges, évoque l’élan révolutionnaire, " la marche au peuple " de milliers de jeunes gens; mais son héros Nejdanov est réduit au suicide en raison de l’échec de ces tentatives et du déclin de sa foi révolutionnaire.

Tourgueniev illustre bien dans ses œuvres le tempérament de nombreux russes de son temps, impuissants à vouloir malgré de grands élans, plongés dans un sentiment d’inquiétude, une tristesse accablée, une ambiguïté d’esprit et la conviction que tout est inutile :

" Il y avait un obstacle aussi insurmontable qu’incompréhensible entre mes idées, mes sentiments et leur expression; ce qui est terrible, c’est qu’il n’y a rien de terrible, ni une idée, ni une chose, rien. Il n’y a qu’une succession d’êtres falots et d’éventualités désespérément quelconques " ( Journal d’un homme de trop ).

On peut effectivement se demander, comme l’écrit Edmond Jaloux dans sa préface de Roudine si " cette passivité, ce manque de réaction et de philosophie constructive ne sont pas des choses essentiellement russes, comme l’a montré l’extraordinaire apathie avec laquelle la majorité du peuple russe a supporté le bolchevisme ".

Ivan Tourgueniev traîna toute sa vie un ennui vague, un ennui de célibataire, errant un peu au hasard, soupirant éternel auprès d’une Pauline Viardot, plus attendrie que réellement éprise, et dépaysé à la fin de son existence aussitôt qu’il quittait le couple Viardot.

Il a vainement cherché toute sa vie le grand amour partagé, et son œuvre abonde en exemples de faillites sentimentales provoquées par la dérobade, la fuite jusque dans la mort de l’un des partenaires.

Nathalie, dans Roudine, Liza dans Nid de seigneurs, Mme Odintsova dans Pères et enfants, et Mariane dans Terres vierges, se trouvent ainsi engagées dans des situations laissant apparaître l’inaptitude essentielle de celui qu’elles aiment à répondre à leur sentiment.

Après un immense succès européen, Tourgueniev a été éclipsé par le rayonnement de Dostoïevski, de Tolstoï et de Tchekhov. Ses descriptions ont pu paraître fades et ses personnages manquer de rigueur. Sa vie révèlent de profondes contradictions qu’il n’a pas tenté de résoudre, mais qui ont nourri son œuvre.

Profondément artiste, il a su " opérer la transmutation du banal, tantôt par l’accentuation caricaturale des traits ou des propos, tantôt par la grâce d’une poésie qui enveloppe d’un léger brouillard les êtres, les paysages et les sentiments ".

 

Extraits du roman " Dimitri Roudine "

Roudine a séduit une jeune fille, Natalie, causant ainsi un scandale dans la famille qui l’héberge depuis deux mois; troublé par les conséquences de son acte, il renonce à son amour pourtant partagé et décide de partir. Il écrit cette lettre à Natalie :

" Je serai toute ma vie cet être incomplet que j’ai été jusqu’à présent… Devant le premier obstacle, je tomberai en poussière. Si du moins j’avais sacrifié mon amour à mon activité future, à ma vocation; mais non, je n’ai reculé que devant la responsabilité qui me menaçait et devant la certitude de n’être pas digne de vous.

Je suis probablement privé de ce don sans lequel il est aussi impossible de remuer le cœur des hommes que de s’emparer du cœur des femmes; et la domination sur les intelligences seules est aussi peu durable qu’inutile. Ma destinée est étrange, presque risible. Je voudrais me donner absolument, sans réserve tout entier, et pourtant je ne puis me donner. Je finirai par me sacrifier pour quelque folie à laquelle je ne croirai même pas… Je ne me suis jamais dévoilé devant personne; ceci est ma confession ".

Natalie comprend que Roudine ne l’aimait pas vraiment; mais cette conviction ne soulage pas son cœur meurtri :

Elle restait sans mouvement; il lui semblait que des vagues sombres s’étaient rejointes sans bruit sur sa tête et qu’elle disparaissait, froide et engourdie, au fond d’un abîme. Pour tout le monde, la première désillusion est lourde à supporter, mais elle devient presque écrasante pour une âme sincère, exempte de toute légèreté, de toute exagération, et peu désireuse de se tromper elle-même…

Les yeux de Natalie se remplissaient de pleurs. Les larmes n’ont pas toujours une action bienfaisante. Elles sont douces et salutaires lorsqu’ après s’être longtemps amassées dans le cœur elles s’en échappent enfin, d’abord brûlantes et amères, puis abondantes et faciles. C’est ainsi qu’elles soulagent le muet accablement de la douleur…

Mais il y a des larmes froides, des larmes répandues une à une. C’est la souffrance sans issue qui les arrache goutte à goutte de l’âme oppressée par son pesant et persistant fardeau. Celles-ci n’apportent point de consolation, elles ne procurent pas de bien-être. Ce sont les larmes que verse le désespoir, et nul ne peut se dire malheureux qui ne les a senties couler de ses paupières. Natalie apprit à les connaître en ce jour ".

Roudine, ans avoir beaucoup changé, avait cependant vieilli depuis deux ans; quelques fils argentés brillaient dans sa chevelure bouclée; ses yeux étaient toujours beaux, mais leur flamme s’était presque éteinte; de petites rides, suite de l’inquiétude et du chagrin, plissaient les coins de sa bouche et de ses yeux, et sillonnaient ses tempes. Ses habits étaient vieux et usés, et l’on devinait trop qu’il n’avait pas de linge.

Les beaux jours étaient évidemment passés pour lui : il " montait en graine ", comme disent les jardiniers.