Le procès de Jean-Marie Le Pen, Mathieu Lindon

 

Dans Le procès de Jean-Marie Le Pen, Mathieu Lindon sort l’artillerie lourde contre le leader du Front national, qu’il accuse expressément d’être le «chef d’une bande de tueurs», dont «on peut voir [derrière chacune des propositions] le spectre des pires abominations de l’histoire humaine.» Volontairement outranciers, certains passages ont d’ailleurs été jugés diffamatoires par les instances judiciaires françaises et européennes. Publié en 1998, l’ouvrage pose la question de la responsabilité du tribun («un vampire se nourrissant de l’aigreur des électeurs et du sang de ses ennemis») dans les meurtres commis par des militants nationalistes, ainsi que de l’efficacité du combat contre l’extrême droite. Même s’il n’est pas exceptionnel sur le plan littéraire – le fil de l’histoire se perd souvent dans des arguties juridiques –, le pamphlet de l’écrivain et critique littéraire à Libération n’en séduit pas moins par le jusqu’au boutisme et l’originalité de son propos. Il constitue également un passionnant objet de réflexion sur les limites de la liberté d’expression.

 

Très clairement inspiré par deux meurtres commis en 1995, celui de Brahim Bouarram, un jeune marocain balancé dans la seine par des crânes rasés en marge d’un défilé du Front national, et celui d’Ibrahim Ali, un français d’origine comorienne abattu à Marseille par des militants du mouvement frontiste, Le procès de Jean-Marie Le Pen évoque le procès de Ronald Blistier, un jeune colleur d’affiches pro-lepéniste, qui se retrouve au tribunal pour avoir abattu de sang-froid un adolescent d’origine arabe. Sa défense est assurée par Me Pierre Mine, un avocat qui représente l’antithèse du tueur puisqu’il est juif, antiraciste, gauchiste et homosexuel. L’homme de loi se tient à une seule et unique tactique durant les débats: transformer le procès de Ronald Blistier en procès du Front national, plus précisément en procès de son leader incontesté, Jean-Marie Le Pen. Mal lui en prend: le jeune avocat subit très vite les foudres des mouvements antiracistes dont l’échec est pourtant patent, le Front national parvenant à exploiter à son compte les incidents qui ne manquent pas de se produire lors de manifestation et contre-manifestations dans la rue. Du procès émane une rare tension, en grande partie en raison de la violence des propos de l’accusé, qui défend son acte avec aplomb, et de ceux de Jean-Marie Le Pen, qui prend la défense du jeune Français et ne condamne à aucun moment le meurtre. Face à un racisme totalement assumé, la partie civile et la Cour demeurent finalement impuissantes. Il est en effet peu aisé de juger une affaire de meurtre lorsque le coupable reconnaît les faits, s’en vante même, et semble ne pas comprendre en quoi cela fait de lui un hors la loi. Le procès se termine finalement en eau de boudin, avec le suicide de Ronald Blistier, un coup de théâtre qui semble, en fin de compte, arranger tout le monde. La justice et les antiracistes qui peinent à éviter que le procès ne renforce le Front national, l’extrême-droite qui peut jouer à fond la carte d’un pseudo complot.

 

Violemment anti-Le Pen, ce brûlot de politique-fiction vaut surtout pour l’une âpre bataille juridique qu’il a suscité entre le patron du Front National et Mathieu Lindon, respectivement son éditeur Paul Otchakovski-Laurens (P.O.L). Près de dix ans après sa parution, c’est finalement la Cour européenne des droits de l’homme qui a tranché: les juges européens ont donné raison à la justice française, qui avait condamné Mathieu Lindon pour diffamation. La Cour a majoritairement estimé que la liberté d’expression ne doit pas nuire à la réputation d’un homme politique, aussi entachée soit-elle déjà (Le Pen a été condamné à de multiples reprises, entre autres pour incitation à la haine raciale, violence, injures publiques, banalisation de crimes contre l’humanité, etc.). En substance, les juges ont estimé qu’un auteur de roman n’est pas exonéré des devoirs et des responsabilités indissociables d’une telle liberté. Mais, chose rare, quatre des juges ont exposé au bas du jugement une opinion dissidente. Ils rappellent que «la liberté d’expression est le fondement d’une société démocratique». Ils déclarent en outre attacher «un grand poids à la nature de l’ouvrage en question», un roman, et estiment que «la Cour n’en a pas suffisamment tenu compte.»

 

Dans le cas présent, difficile de faire pencher la balance du côté de la liberté d’expression du romancier ou de la protection de la réputation d’un homme public. Le débat est en tous les cas loin d’être clos.

 

 

Florent Cosandey, 5 novembre 2007*