Mon traître, Sorj Chalandon

 

En tant que journaliste, Sorj Chalandon a relaté avec professionnalisme et objectivité les événements majeurs du conflit nord-irlandais: les grèves de la faim du début des années quatre-vingt, les attentats meurtriers de l’IRA commis sur sol anglais, le soulèvement des ghettos catholiques, la résistance des quartiers loyalistes fidèles à la Couronne britannique ou encore les cessez-le-feu suspendant les hostilités. En tant qu’homme, son cœur a clairement balancé du côté des républicains catholiques, discriminés par la majorité unioniste et opprimés par «l’envahisseur» britannique. Sorj Chalandon a endossé la cause, a noué de solides amitiés, a cru en la sincérité de ces hommes et de ces femmes prêts à tout perdre au nom d’un idéal. Pourtant, même parmi les plus justes, rôdaient des traîtres. Pour évoquer ses années de bruit et de fureur, l’ex-journaliste de Libération se dissimule derrière Antoine, un luthier parisien. Il explore avec beaucoup de franchise et de sensibilité le double drame d’une amitié galvaudée et d’un engagement militant cruellement trahi.

 

Antoine aime l’Irlande, ses pulls blancs à torsades, son whiskey, sa musique et ses paysages féeriques. La Verte Erin est même devenue sa destination de vacances préférée. Sa vie bascule un jour de 1975, lorsqu’un ami lui conseille d’aller voir le Nord. Intrigué, Antoine se rend en coup de vent à Belfast. A Falls Road, quartier républicain pur et dur, il découvre une autre Irlande, très loin des décors de cartes postales. En ce temps là, Belfast, c’est la guerre civile, des quartiers insurgés, des attentats à la bombe. Malgré le fracas régnant dans les ghettos catholiques, Antoine tombe sous le charme du spleen de Belfast, des pubs enfumés, de la bière brune et des drames et des joies d’une lutte de libération nationale. Il se lie d’amitié avec un couple de nationalistes, à qui il rend visite deux à trois fois par année. Porté par un nouvel idéal, Antoine prend fait et cause pour la «terrible beauté» du combat de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) contre l’occupant anglais. Adopté par sa nouvelle «patrie», il se sent peu à peu étranger dans le confort aseptisé de son pays d’origine. «J’étais différent. J’étais quelqu’un en plus. J’avais un autre monde, une autre vie, d’autres espoirs. J’avais un goût de briques, un goût de guerre, un goût de tristesse et de colère aussi. J’ai quitté les musiques inutiles pour ne plus jouer que celles de mon nouveau pays.», affirme Antoine.

 

Trois ans après sa première visite à Belfast, le luthier fait la connaissance dans les toilettes d’un pub républicain d’un homme qui, outre le fait de lui «apprendre à pisser», l’envoûte totalement. Le charismatique Tyrone Meehan, haut dignitaire de l’IRA et de son aile politique Sinn Fein, devient son deuxième père. Le jeune Français trouve en Tyrone un mentor, un ami très cher. Durant vingt-cinq ans, il le suivra dans les joies et les peines d’un combat pour la liberté. Puis un jour, en plein processus de paix, Antoine apprend l’impensable par la radio. Tyrone Meehan est un traître, un mouchard qui travaillait pour l’ennemi depuis le début des années quatre-vingt. Pour de l’argent, il trahissait l’Irlande qu’il aimait tant, sa lutte, sa terre, ses parents, ses enfants, ses camarades, ses amis. Lui, le vétéran de tous les combats, le républicain modèle qui passa des années en prison à Long Kesh, qui lança des milliers des cocktails molotov contre les Saracen britanniques dans Falls Road, qui réconfortait les familles de prisonniers. Pour Antoine, c’est le coup de poignard. Le genre d’événement qui fait désespérer à jamais du genre humain. Et comme on ne trahit pas impunément sa communauté, Tyrone sera exécuté par deux inconnus, qui ne seront jamais inquiétés.

 

La violence de la rancune d’Antoine à l’égard de son ami est à la mesure de l’amitié qu’il lui portait. Pourtant, Antoine lui-même n’est peut-être pas exempt de tout reproche dans son soutien à la cause irlandaise. Aveuglé par une vision manichéenne du conflit (d’un côté les bons catholiques, de l’autre les méchants Anglais), il laisse naïvement au mouvement républicain l’accès à une chambre qu’il possède au-dessus de son atelier parisien. Les militants nationalistes s’y succèdent. Mais que font-ils dans cette base arrière? Pour Antoine, ils ne peuvent que planifier et organiser la résistance héroïque contre l’ennemi britannique. A aucun moment il ne peut imaginer que ces «combattants de la liberté» puissent préparer des attentats contre des civils innocents, s’enrichir du trafic de drogue ou encore organiser la répression sanglante des mouvements nationalistes dissidents…

 

Mon traître est fascinant et émouvant car Sorj Chalandon, Prix Albert Londres en 1988, a vécu la même histoire qu’Antoine. Son traître à lui s’appelait Denis Donaldson, républicain notoire qui a été abattu en 2006 dans un petit cottage du Donegal, sans que personne ne revendique l’acte ni ne soit poursuivi. Blessé d’avoir été trahi par un ami, Sorj Chalandon utilise la fiction pour essayer de comprendre ce qui peut entraîner une telle félonie.

 

Florent Cosandey, 29 janvier 2008