Actes Sud, 2008

 

Livres après livres, Stefano Benni fait l’apologie des valeurs de cœur, seules capables à ses yeux de résister au capitalisme sauvage qui détruit l’harmonie sociale et l’équilibre naturel. La marque de fabrique de l’Italien, c’est un style hilarant et une inépuisable fantaisie dans la création de mondes fantastiques ressemblant furieusement à notre société. Son dernier roman, Margherita Dolcevita, ne fait pas exception à la règle puisque Stefano Benni y décrit le présent vu à travers la lorgnette de la satyre et de la fable.

 

Margherita, une adolescente rondelette qui a renoncé à perdre du poids par crainte d’être ensuite perpétuellement angoissée par la peur de grossir, vit paisiblement avec ses parents dans un coin de campagne miraculeusement préservé aux portes d’une petite ville transalpine. Pendant que son père s’adonne à la réparation de vieux objets dans son garage, sa mère veille au bien-être familial en concoctant de bons petits plats. L’adolescente a deux frères. Giacinto, l’aîné boutonneux, est un ultra de football prêt à mourir pour son club fétiche. Quant à lui, le cadet, le «petit mais apocalyptique» Erminio, adore les maths, les jeux vidéo et une de ses professeures. Il y a aussi le grand-père Socrate, vieillard un peu frapadingue qui vit cloîtré dans le grenier, danse le tango chaque nuit avec une partenaire imaginaire et habitue son organisme aux poisons en ingurgitant force yaourts périmés, fromages moisis ou encore insecticides. Deux personnages complètent l’univers de la jeune Margherita: le chien Roupillon, dont le rêve ultime est de faire des crottes de taille XL, et le fantôme de la Petite Fille de poussière, qui se cache dans les ruines d’une maison bombardée durant le Seconde guerre mondiale. Quant à elle, Margherita, adolescente espiègle et dotée d’une grande imagination, aime la nature, les animaux, les livres et aspire à devenir poétesse. En attendant, elle s’essaye à l’écriture d’un roman, qui en reste éternellement au stade de la première ligne…

 

La famille coule des jours heureux jusqu’à l’arrivée de mystérieux voisins, les riches et arrogants Del Bene. Ces derniers rasent les derniers peupliers centenaires pour construire un gros cube noir en guise de maison, entouré d’une barricade «de type Fort Alamo». Margherita est défaite: «Là où se trouvait le pré des taupes et des orties, tout est désormais clôturé et aplani, une étendue de gravier et de ciment. Et sur celle-ci a poussé le squelette d’une maison en construction, un gros cube avec des échafaudages et des ouvriers dessus. Dominant tout cela, deux grues démesurées qui hissent des plaquent de verre noir et des poutrelles en acier. En une seule nuit, le monde a changé. Nous étions une maison solitaire au milieu de l’herbe, en banlieue, et maintenant nous sommes un agglomérat urbain.» De leur habitation surdimensionnée et ultra protégée, les Del Bene exercent insidieusement une influence néfaste sur la naïve famille de Margherita, jusqu’à la conduire à succomber à un style de vie fondée sur le culte du bien-être matériel et l’exclusion des plus faibles. Fascinés par ces voisins «bling-bling» qui leur en mettent plein la vue avec leur richesse, leurs manières bien pensantes et leur technologie dernier cri, les parents de Margherita vont sombrer dans les achats m’as-tu-vu et compulsifs: un écran plasma, des lotions anti-cellulites, des potions censées faire repousser les cheveux, du désherbant, des portables et on en passe et des meilleures. Le père se lance dans le commerce des armes alors que la mère se vautre nuit et jour dans son canapé, versant des torrents de larmes en regardant des épisodes d’Eternal love, une série télé à l’eau de rose. Giacinto va même, pour s’attirer les faveurs de la fille des voisins (une bimbo au QI frisant zéro…), jusqu’à soutenir le club de foot qu’il haïssait auparavant. De son côté, Margherita succombe au charme mystérieux d’Angelo, le fils des Del Bene, qui est considéré par sa famille comme élément perturbateur et déviant, n’ayant pas adopté le même style de vie. Bien décidés à retrouver le bonheur familial d’antan, Margherita et Erminio vont organiser la résistance avec malice.

 

Roman grave mais dégageant une légèreté féerique, Margherita Dolcevita est un pur moment de bonheur. Ce conte est aussi le miroir déformant de notre société contemporaine qui exalte l’éphémère et l’artificiel. Comme toujours chez Benni, les personnages sont caricaturaux et exagérés dans leurs défauts. Pourtant, la mayonnaise prend. La langue de Stefano Benni possède une magie qui ensorcelle le lecteur et lui rappelle le bonheur de l’enfance, malgré les menaces qui planent sur notre bonne vieille terre. «Quand les enfants grandissent et deviennent adultes, ils comprennent très vite que ce qu’on leur avait dit quand ils étaient petits n’est pas vrai, et pourtant ils resservent à leur progéniture l’éternel mensonge: à savoir que tout le monde veut laisser aux enfants un monde meilleur – une rengaine qui dure depuis des siècles, et le résultat c’est la Terre, cette petite cloque de haine», relève Margherita avec une sombre lucidité. Face à un monde corrompu, décadent, pourri qui tend à pousser au désenchantement et au cynisme, Margherita, adolescente vive, intelligente, poétique et drôle, constitue une lueur d’espoir ravigotante.

 

Florent Cosandey, 6 avril 2008