La lucidité, José Saramago

Seuil, 2006

 

Dans l’ensemble de son oeuvre, José Saramago décrypte de façon provocatrice et critique les mécanismes pervers pouvant menacer les fondations de nos démocraties occidentales. La lucidité ne fait pas exception à la règle dans la mesure où l’auteur portugais y pose la question de la légitimité du système électoral. Avec l’ironie grinçante qui le caractérise, il se demande quelle serait la réaction du pouvoir en place si le peuple usait, dans son écrasante majorité, du droit inaliénable à ne pas choisir un camp plutôt qu’un autre lors des élections.

 

L’intrigue de La lucidité se déroule dans la capitale d’un pays indéterminé, dans lequel les élections portent invariablement au pouvoir une solide coalition de partis de droite. D’ordinaire, les tenants de l’ordre établi l’emportent avec une avance insolente sur un centre mou et une gauche exsangue. Pourtant, un jour, la belle mécanique se grippe de façon peu banale: à l’occasion d’élections municipales, l’écrasante majorité des votants (83%) choisit de déposer un bulletin blanc dans l’urne. Pour les partis politiques de l’establishment, c’est la surprise, pour ne pas dire la stupeur. «Je pense que le remarquable esprit civique manifesté par nos concitoyens dans tant d’autres occasions nous laisse augurer qu’il en sera de même cette fois encore, car ils ont conscience, oh oui, une conscience absolue, de l’importance transcendantale de ces élections municipales pour l’avenir de la capitale», clamait, confiant, un dirigeant du principal parti de droite juste avant le scrutin. Dans l’incapacité d’imaginer qu’il puisse s’agir d’un rejet citoyen de leur politique (et de celle proposée par l’opposition), les dirigeants mettent l’événement sur le compte d’une conspiration menée par d’obscures forces subversives. Désemparé face à un résultat électoral fruit de l’utilisation d’un droit parfaitement démocratique, craignant que la «peste blanche» ne se propage dans le reste du pays, le gouvernement choisit de réagir en usant de la violence. Il évacue la capitale, décrète l’état d’urgence, puis traque les meneurs présumés de la «tornade blanche». Las, le pouvoir devra se résoudre à chercher par tous les moyens un bouc émissaire, le vote s’avérant en définitive tout ce qu’il y a de plus spontané.

 

Dans le style très particulier qui est le sien, caractérisé par des dialogues qui s’enchaînent sans guillemets dans le corps du texte et une ponctuation aléatoire, José Saramago captive son lecteur dès les premières lignes. Malgré moult digressions et une densité qui pourrait rebuter certains, cette fable politique se dévore comme un thriller. Le Prix Nobel 1998 dépeint avec force ironie l’incurie d’un monde politique gangrené par des rivalités et des coups bas de cours d’école. Incapable de faire face aux événements incongrus qui se produisent avec la lucidité requise, le gouvernement ne trouve que la violence à opposer aux «blanchards», ces votants blancs, majoritaires, qui assument leur acte avec calme et sagesse.

 

Roman subversif, La lucidité constitue une impressionnante et implacable dénonciation d’un système démocratique que l’auteur estime à bout de souffle. Selon lui, les gouvernants n’acceptent la démocratie représentative qu’à condition qu’elle se caractérise par des manifestations électorales codées et prévisibles. Dans le cas présent, l’affirmation de la volonté du peuple par le vote blanc, qui exprime un rejet sans précédent de la politique des puissants, est jugée illégitime par le pouvoir en place et est réprimée par la force. Lorsque la population votait «comme il faut», les responsables politiques savaient pourtant faire l’apologie de la sagesse des électeurs, ces «électeurs qui [étaient] les défenseurs suprêmes de la démocratie, eux sans lesquels la tyrannie, n’importe quelle tyrannie existant dans le monde et elles sont innombrables, se serait déjà emparée de la patrie qui nous a donné le jour.» Tout change lorsque le peuple s’affranchit des consignes de vote officielles ou porte son choix vers des mouvements anti-système. Les exemples de mépris de la volonté populaire ne manquant pas dans la vie réelle, on ne pourra que conclure que José Saramago fait preuve d’une lucidité éclatante dans son passionnant brûlot.

 

Florent Cosandey, 22 juillet 2008