Le cinquième enfant, Doris Lessing

Albin Michel, 1990

 

Harriet et David Lovatt forment un couple modèle. Lorsqu’ils se rencontrent à l’occasion d’une fête d’entreprise, le coup de foudre est immédiat. Et comme dans les contes, ils se marient et ont beaucoup d’enfants. Ces derniers s’enchaînent au rythme effréné de quatre en quatre ans. L’entourage se montre dubitatif, pour ne pas dire critique. Est-il convenable de faire des enfants à la pelle lorsque l’on n’a pas les moyens de les entretenir?

 

La famille nage dans le plus grand bonheur jusqu’à la cinquième grossesse, qui s’avère un véritable calvaire pour Harriet, le petit se manifestant par des mouvements d’une rare violence. A la naissance de Ben, le choc est encore plus grand: «Ce n’était pas un joli enfant. Il n’avait pas du tout l’air d’un bébé. Il avait la tête rentrée dans les épaules, comme s’il avait été accroupi et non couché. Le front offrait une pente uniforme, et les cheveux poussaient curieusement en deux épis sur le devant, formant un genre de triangle qui descendait assez bas sur le front, jaunâtres et hirsutes, tandis que, derrière et sur les côtés, ils étaient aplatis. Il avait les mains épaisses et lourdes, avec les paumes noueuses. Il ouvrit les yeux, et contempla fixement le visage de sa mère. C’étaient des yeux vert-jaune bien focalisés, comme des morceaux de saponite. Elle avait attendu avec impatience de pouvoir échanger des regards avec cette créature qui, elle en était certaine, s’était efforcée de lui faire mal; mais il n’y avait là nulle lueur de reconnaissance. Et son coeur se serra de pitié pour lui: pauvre petite bête, que sa mère détestait tant…Elle s’entendit dire nerveusement, tout en essayant de rire: «On dirait un troll ou un lutin.» Et elle le berça contre elle, pour compenser. Mais il était raide et lourd.»

 

Les Lovatt doivent se rendre à l’évidence: Ben, sorte de «cinquième roue du char», est radicalement différent de ses frères et sœurs, tant mentalement que physiquement. Ce cinquième enfant se distingue par sa force, son agressivité, sa pilosité et sa voracité. Dès sa naissance, il suscite le rejet des personnes qui le côtoient. Le bonheur, qui régnait jusqu’ici dans le pavillon londonien, cède la place aux tensions et aux questionnements. Les parents plongent dans la spirale de l’impuissance et de la culpabilité. Face à cet être inadapté et effrayant, les Lovatt se posent mille questions insidieuses. «Peut-être Ben vient-il d’une autre planète? Peut-être est-il un monstre d’une autre époque, celle des cavernes?»

 

Pour préserver sa famille, David décide de placer Ben en institution. Mais pour Harriet, cette solution est aussi insupportable qu’inconcevable. Ben a beau constituer une menace, il n’en reste pas moins son fils, la chair de sa chair. Bien que consciente des conséquences dévastatrices qu’entraînera le retour de Ben à la maison, elle ne peut se résoudre à le laisser mourir à petit feu dans un orphelinat aux méthodes archaïques. Harriet va donc le «libérer», acte qui signe l’arrêt de mort de l’harmonie familiale. David noie son impuissance dans le travail, alors que le reste de la famille, qui avant l’arrivée de Ben ne ratait aucune fête chez les Lovatt, refuse de plus en plus fréquemment les invitations. Pire, les quatre premiers enfants, qui craignent leur petit frère comme la peste, trouvent tous un prétexte pour quitter le nid familial. Harriet devient une paria. Certains vont même jusqu’à la soupçonner de ne pas donner assez d’amour à son enfant, ce qui expliquerait le caractère anti-social de Ben.

 

Grâce à un style épuré à l’extrême, Doris Lessing parvient à couvrir plus de vingt ans de vie familiale en moins de 200 pages, malgré la complexité du sujet abordé. Le lecteur est amené à s’interroger sur la place du handicap et de la différence dans nos sociétés, ainsi que sur le terrible dilemme d’Harriet, écartelée entre son statut de mère qui l’incite à protéger son fils et la haine qu’elle éprouve pour un être qui lui pourrit l’existence. Qu’aurions-nous fait dans ce cas? Vaste et dérangeante question sur les limites de l’amour parental.

 

Florent Cosandey, 21 septembre 2008